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Les Cahiers d'André Walter 1 vol.
Les Poésies d'André Walter . '. 1vol.
Le Traité du Narcisse (épuisé) 1 vol.
Le Voyage d'Urien 1 vol.
La Tentative Amoureuse , , . 1 voL
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LES NOURRITURES TERRESTRES
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ÏVoij exemj/tairts
I- IlollaRile vaa GeliUr, numérotée de i d 15.
ANDRE GIDE
LES NOURRITURES
TERRESTRES
Deuxième édition
PARIS
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SOCIETE DV MERGVRE DE FRANGE
XV, RVE DE l'ÉCHAVDÉ-SAINT-CERMAIX, XV
M DCCC XCVII
Tous droits réservés
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A MON AMI
MAURICE QUILLOT
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Voici les fruits dont
nous nous sommes nourris
sur la terre.
LE KORAN, 11^ 23.
ii
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Il ': ' ^
Ne te méprends pas, NatJianaël^ au titre brutal qu'il m'a
plu de donner à ce livre; j'eusse pu l'appeler ^lénalque,
mais Ménalque n'a jamais, non plus que toi-même, etisté.
Le seul nom d'homme est le mien propre dont ce livre eut
pu se couvrir, mais alors comment eussé~je osé le signer ?
— Je rny suis mis sans apprêts, sans pudeur ; et si par-
fois j'y parle de pays que je n'ai point vus, de parfums
que je n'ai point sentis, d'actions que je n'ai point commises
— ou de toi, mon Nathanaël, que je n'ai pas encore ren-
contré, — ce n'est point par hypocrisie, et ces choses ne
sont pas plus des mensonges que ce nom, Nathanacl qui /ne
aras, que je te donne, ignorant le tien à venir.
■
Et quand tu m'auras lu, jette ce livre — et sors. Je vou-
drais qu'il t'eût donné le désir ae sortir — sortir de n im-
porte oii, de ta chambre, de ta pensée, de ta c. VV, de ta
famille. N'emporte pas mon livre avec toi. — Si j'étais
Ménalque, pour te conduire, j'aurais pris ta main droite,
mais ta main gauche l'eût ignoré, — et cette main serrée,
au plus tôt je l'eusse lâchée, dès qu'on eût été loin des villes,
et je t'eusse dit : oublie-moi, — Que mon livre t'enseigne à
t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, — puis à tout le reste
plus quà toi.
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LIVRE I
Mon paresseux bonheur, qui longtemps sommeilla.
S'éveille..*
Hàfiz.
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RT-
I
Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ail-
leurs que partout.
Chaque créature indique Dieu, aucune ne le
révèle.
Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque
créature nous détourne de Dieu.
*
* *
Tandis que d'autres publient ou travaillent,
j'ai passé ces trois années de voyage à oublier au
contraire tout ce que j'avais appris par la tête.
Cette désinstruction fut lente et difficile; elle me
fut plus utile que toutes les instructions imposées
par les hommes, et vraiment le commencement
d'une éducation.
16 LES NOURRITURES TERRESTRES
f
Tu ne sauras jamais les efforts qu'il nous a fallu
faire pour nous intéresser à la vie; mais mainte-
nant qu'elle nous intéresse, ce sera comme toute
chose — passionnément.
— Je châtiais allègrement ma chair, éprouvant
plus de volupté dans le châtiment que dans la
faute — tant je me grisais d'orgueil à ne pas
pécher simplement.
— Supprimer en soi l'idée de mérite; il y a là
un grand achoppement pour l'esprit.
... L'incertitude de nos voies nous tourmenta
toutes nos vies. Que te dirais- je? Tout choix est
effrayant, quand on y songe; effrayante une
liberté que ne guide plus un devoir. — C'est une
route à élire dans un pays de toutes parts inconnu,
où chacun fait sa découverte et, remarque-le bien,
ne la fait que pour soi. . , de sorte que la plus incer-
taine trace dans la plus ignorée Afrique est moins
douteuse encore... Des bocages ombreux nous
attirent; des mirages de sources pas encore taries. . .
mais plutôt les sources seront où les feront couler
nos désirs; car le pays n'existe qu'à mesure que
le forme notre approche et le paysage à l'entour
LES KOURRITUHES TERRESTRES 17
peu à peu, devant notre marche se dispose... et
nous ne voyons pas au bout de l'horizon — et même
près de nous ce n'est qu'une successive et modi-
fiable apparence.
Mais pourquoi des comparaisons dans une ma-
tière si grave ? Nous croyons tous devoir découvrir
Dieu. Nous ne savons hélas, en attendant de le
trouver, où nous devons adresser nos prières,
nous tourner pour nos perpétuelles prières... Puis
on se dit enfin qu'il est partout, n'importé où,
l'Introuvable, et on s'agenouille au hasard.
— Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait
pour se guider une lumière que lui-même tien-
drait en sa main.
■
— Où que tu ailles tu ne peux rencontrer que
Dieu; Dieu, disait Ménalque : c'est ce qui est
devant nous.
Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu
ne t'arrêteras nulle part. Dis-toi bien que Dieu seul
n'est pas provisoire.
Nathanaël — que Vimportance soit dans ton
regard, non dans la chose regardée.
18 LES NOURRITURES TERRESTRES
Tout ce que tu gardes en toi de connaissances
1^ distinctes, restera distinct de toi jusques à la con-
^; sommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu tant
p- de prix?
K 11 y a profit aux désirs, et profit au rassasiement
Il des désirs — parce qu'ils en sont augmentés. Car,
Il je te le dis en vérité, Nathanaël,chaquedésirm'a
^^ plus enrichi que la possession toujours fausse de
1^ l'objet même de mon désir.
•
Non point la sympathie, Nathanaël, — l'amour.
Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je
me surs usé d'amour. Leur splendeur venait de
ceci que j'ardais sans cesse pour elles. Je ne
pouvais pas me lasser. Toute ferveur m'était une
usure d'amour, — une usure délicieuse.
Hérétique entre les hérétiques, toujours m'atti-
rèrent les opinions écartées, les extrêmes écarts
des pensées, les divergences. Chaque esprit ne
m'intéressait que par ce qui le faisait différer des
autres. — J'en arrivai à bannir de moi la sym-
LES NOURRITURES TERRESTRES 19
pathie, n'y voyant plus qiïe la reconnaissance
d'une émotion commune. — Non point la sym-
pathie, Nathanaël, — Tamour.
11 faut agir sans juger si l'action est bonne ou
mauvaise. Aimer sans s'inquiéter si c'est le bien
ou le mal.
Nathanaël je t'enseignerai la ferveur.
Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt
que la tranquillité. Je ne souhaite pas d'autre
repos que celui du sommeil de la mort. J'ai peur
que tout désir, toute puissance que je n'aurai pas
satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me
tourmentent, fespère après avoir exprimé sur
cette terre tout ce qui attendait en moi, — satis-
fait, — mourir complètement désespéré.
Non point la sympathie, Nathanaël, Tamour^
Tu comprends n'est-ce pas, que ce n'est pas la
même chose. C'est par peur d'une perte d'amour
que parfois j'ai su sympathiser avec des tristesses,
des ennuis, des douleurs que si non je n'aurais
qu'à peine endurés. — Laisse à chacun le soin
de sa vie.
20 LES NOURRITURES TERRESTRES
(Je ne peux écrire aujourd'hui parce qu'une roue
tourne en la grange. Hier je l'ai vue; elle battait du colza.
La balle s'envolait ; le grain roulait à terre.
La poussière faisait suffoquer.
Une femme tournait la meule. Deux beaux garçons, pieds
nus, récoltaient le grain.
Je pleure parce que je n'ai rien de plus à dire.
Je sais qu'on ne commence pas à écrire quand on n'a
rien de plus à dire que ça. Mais j'ai pourtant écrit encore
d'autres choses sur le même sujet.)
•
Nathanaël, j'aimerais te donner une joie que
ne t'aurait donnée encore aucun autre. Je ne sais
comment te la donner, et pourtant, cette joie, je
la possède. — Je voudrais m'adresser à toi plus
intimement que ne l'a fait encore aucun autre.
Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu
auras successivement ouvert puis fermé bien des
livres — cherchant dans chacun plus qu'il ne
t'avait encore révélé; où tu attends encore; où ta
ferveur va devenir tristesse, de ne pas se sentir
soutenue. Je n'écris que pour toi ; je ne t'écris
que pour ces heures. Je voudrais écrire tel livre
d'où toute pensée, toute émotion personnelle te
/
«tJ^M
LES NOURRITURES TERRESTRES 21
semblât absente, où tu croirais ne voir que la
projection de ta propre ferveur. Je voudrais
m'approcher de toi, et que tu m'aimes.
La mélancolie n'est que de la ferveur retombée .
Tout être est capable de nudité; toute émotion,
de plénitude.
Mes émotions se sont ouvertes comme une
religion. Peux-tu comprendre cela : toute sensa-
tion est d'une présence infinie.
Nathanaël je t'enseignerai la ferveur. — Nos
actes s'attachent* à nous comme sa lueur au
phosphore. Ils nous consument, il est vrai, mais
ils nous font notre splendeur.
Et si notre âme a valu quelque chose, c'est
qu'elle a brûlé plus ardemment que quelques
autres.
Je vous ai vus, grands champs baignés de la
blancheur de l'aube; lacs bleus, je me suis baigné
dans vos flots — et que chaque caresse de l'air
riant m'ait fait sourire, voilà ce que je ne me
lasserai pas de te redire — Nathanaël ; je t'ensei-
gnerai la ferveur.
22 LES NOURRITURES TERRESTRES
Si j'avais su des choses plus belles, c'est celles-
là que je t'aurais dites — celles-là, celles-là, certes
et non pas d'autres.
Tu ne m'as pas enseigné la sagesse, — Ménal-
que. — Pas la sagesse, mais l'amour.
J'eus pour Ménalque plus que de l'amitié,
Nathanaël, et à peine moins que de l'amour... Je
l'aimais aussi comme un frère.
Ménalque est dangereux; crains-le; il se fait
réprouver par les sages, mais ne se fait pas
craindre des^ enfants. Il leur apprend à n'aimer
plus seulement leur famille, et, lentement, à la
quitter; il rend leur cœur malade d'un désir
d'aigres fruits sauvages et soucieux d'étrange
amour. — Ah! Ménalque — avec toi j'aurais
voulu courir encor sur d'autres routes — mais
tu haïssais la faiblesse et prétendis m'apprendre
à te quitter.
LES NOURRITURES TERRESTRES 23
îs- 1 Nathanaël, il y a d'étranges poissibilités dans
;es [ chaque homme. Le présent serait plein de tous
les avenirs, si le passé n'y projetait déjà une
histoire. Mais hélas un unique passé propose un
^^ I unique avenir — le projette déjà devant nous,
comme un pont infini sur Tespacè.
On n'est sûr de ne jamais faire que ce que Ton
est incapable de comprendre. Comprendre, c'est
se sentir capable de faire,
e, r
'^ ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D'HUMANITÉ,
voilà la bonne formule.
^*^ Formes diverses de la vie — ah! que vous me
^^ parûtes belles. (Ce que je te dis là, c'est ce que
'^ me disait Ménalque.)
la
*
^^ J'espère bien avoir connu toutes les passions
»^ et tous les vices; — au moins les ai-je favorisés.
'^ Tout mon être s'est précipité vers toutes les
'^ croyances — et j'étais si fou certains soirs que je
^ croyais presque à mon âme, tant je la sentais près
de s'échapper de mon corps, — me disait encore
Ménalque.
Et notre vie aura été devant nous comme ce
..'■*
I
verre plein d'eau glacée, ce verre humide que
tiennent les mains d'un fiévreux, qui veut boire,
et ()ui boit tout d'un trait, sachant bien qu'il
devrait attendre, mais ne pouvant pas repousser
cf verre délicieux à ses lèvres, tant est fraîche
cette eau, tant l'altère la cuisson de la fièvre.
^
*• —
LES NOURRITURES TERRESTRES 25
II
Ah! comme j'ai donc respiré Tair froid de la
nuit — ah! croisées! et, tant les pâles rayons
coulaient de la lune, à cause des brouillards,
comme des sources — on semblait boire. — Ah !
croisées! que de fois mon front s'est venu
rafraîchir à vos vitres, et que de fois mes désirs,
lorsque je courais de mon lit trop brûlant vers le
balcon, à voir l'immense ciel tranquille, se sont
évaporés comme des brumes.
Fièvres des jours passés, vous étiez à ma chair
une mortelle usure — mais comme l'âme s'é-
puise quand rien ne la distrait de Dieu ! —
La fixité démon adoration était effrayante; je
m'y décontenançais tout entier.
Tu chercherais encore longtemps, me dit Mé-
nalque, le bonheur impossible des âmes...
3
*•-.-»
iù.
26 LES NOURRITUKBS TERRESTRES
— Les premiers temps de douteuse extase
passés — mais avant d'avoir rencontré Ménalque
— ce fut une période inquiète d'attente et comme
une traversée de marais. Je sombrais en des
accablements de sommeil dont dormir ne me
guérissait pas. Je me couchais après les repas;
je dormais, je me réveillais plus las encore, l'es-
prit engourdi comme pour une métamorphose.
Obscures opérations de l'être, — travail latent,
genèses d'îneonnu, parturitions laborietrses —
somnofences, attentes; — commue les chrysalides
et les nymphes, je dormais; je laissais se former
en moi le nouvel être, que je serais, qui ne me
ressemblait déjà plus. Toute lumière me parve-
nait comme au travers de couches d'eaux ver-
dies, à travers feuilles et ramures; perceptions
confuses, indolentes, analogues à celles des
ivresses et des grands étourdissements. — Ah!
que vienne enfin, suppliais-je, la crise aiguë,
la maladie, la douleur vive! — Et mon cerveau
se comparait aux ciels d'orage, de nuages pesants
encombrés, où l'on respire à peine, où tout attend
l'éclair pour déchirer ces outres fuligineuses,
pleines d'humeur et cachant le ciel.
Combien durerez-vous, attentes? et finies.
r '^'
4 t
LES NOURRITURES TERRESTRES ^7
nous restera-t-il de quoi vivre? — Attentes!
attentes de quoi? criais- je. — Que pouvait-il
venir qui ne naîtrait pas de nous-mêmes? Et
que se pouvait-il de nous que nous ne connus-
sions déjà?
La naissance d'Abel, mes fiançailles, la mort
d'Eric — Je bouleversement de ma vie, loin de
finir cette apathie, semblèrent m'y replonger
davantage, tant il semblait que cette torpeur
vînt de la complexité même de mes pensées, et
de mes volontés indécises J'eusse voulu dor-
mir, infiniment, dans Thumidité de la terre et
comme une végétation. — Parfois je me disais
que la volupté viendrait à bout de ma peine, et
je cherchais dans Tépuisement de la chair une
libération de Tesprit. — Puis de nouveau je dor-
mais de longues heures, ainsi que les petits
enfants que Ton couche au milieu du jour,
assoupis de chaleur, dans la maison vivante.
Puis je me réveillais de très loin, en sueur, le
cœur battant, la tête somnolente. La lumière qui
s'infiltrait d'en bas, entre les fentes des volets
clos, et renvoyait au plafond blanc les reflets verts
de la pelouse, cette clarté du soir m'était Ja seule
chose délicieuse, pareille à la clarté qui paraît
douce et charmante, venue entre les feuilles et
les eaux, et qui tremble, au seuil des grottes
après qu'on a longtemps senti vous envelopper
leurs ténèbres.
Les bruits de la maison arrivaient vaguement. ..
je renaissais lentement à la vie. Je me lavais avec
de l'eau tiède et j'allais plein d'ennui vers la
plaine, jusqu'au banc du jardin où j'attendais
venir le soir sans rien taire. Pour parler, pour
écouter, pour écrire, j'étais perpétuellement
fatigué. Je lisais :
« // voie devant lui
Les routes désertes.
Les oiseaux de la mer qui se baignent.
Etendant leurs ailes
il faut quefhabite ici.
On me contraint à demeurer
Sous les feuillages delà forêt;
Sous le chêne, dans cette caverne
Froide est cette maison de terre;
J'en suis tout lassé.
•- i-
LES NOURRITURES TERRESTRES 29
Obscurs sont les vallons
Et hautes les collines
Triste enceinte de rameaux
Couverte de ronces, —
Séjour sans joie . » ( * )
Le sentiment d'une plénitude de vie, possible,
mais non encore obtenue se laissait parfois per-
cevoir, puis revenait après, puis de plus en plus
obsédante. Ahl qu'une baie de jour s'ouvre
enfin, criais-je — qu'elle éclate au milieu de ces
perpétuelles représailles !
Il semblait que tout mon être eût comme un
immense besoiii de se retremper dans le neuf.
J'attendais- une seconde puberté... Ah! refaire à
mes yeux une vision neuve, — les laver de la
salissure des livres, les rendre plus pareils à
l'azur qu'ils regardent — aujourd'hui complète-
ment clarifié par les récentes pluies
Je tombai malade; je voyageai, je rencontrai
Ménalque, et ma convalescence délicieuse me fut
1. The Exiles song — cité et traduit par Taine. Littérature
Anglaise^ I, 30,
3.
foniri]e une palingénésie. Je renaquis avec un
èlif neuf, sous un ciel neuf et au milieu de
choses complètement renouvelées.
LES A'OURRITURES TERRESTRES 31
III
Nathanaël je te parlerai des attentes.
J'ai vu la plaine après Tété, attendre; attendre
un peu de pluie. La poussière des routes était
devenue trop légère et chaque souffle la soulevait.
Ce n'était même plus un désir; c'était une appré-
hension. La terre se gerçait de sécheresse comme
pour plus d'accueil de l'eau. Les parfums des
fleurs de la lande devenaient presque intoléra-
bles. Sous le soleil tout se pâmait. Nous allions
chaque après-midi nous reposer sous la terrasse,
abrités un peu de l'extraordinaire éclat du jour.
C'était le temps où les arbres à cônes chargés de
pollen agitent aisément leurs branches pour ré-
pandre au loin leur fécondation. Le ciel s'était
chargé d'orage et toute la nature attendait. L'ins-
tant était d'une solennité trop oppressante, car
tous les oiseaux s'étaient tus. Il monta de la terre
32 LES NOURRITURES TERRESTRES
un souffle si brûlant que Ton crut défaillir, et le
pollen des conifères sortit comme une fumée
d'or des bran.ches. — Puis il plut.
J'ai vu le ciel frémir de l'attente de l'aube.
Une à une les étoiles se fanaient. Les prés
étaient inondés de rosée; l'air n'avait que des
caresses glaciales. Il sembla quelque temps que
l'indistincte vie voulût s'attarder au sommeil, et
ma tête encore lassée s'emplissait de torpeur. Je
montai jusqu'à la lisière du bois; je m'assis;
chaque bête reprit son travail et sa joie dans la
certitude que le jour va venir, et le mystère de la
vie recommença de s'ébruiter par chaque échan-
crure des feuilles. — Puis le jour vint.
J'ai vu d'autres aurores encore. — J'ai vu l'at-
tente de la nuit.
Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit
même pas un désir — mais simplement une dis-
position à l'accueil. — Attends tout ce qui vient à
toi — mais ne désire que ce qui vient à toi. —
Ne désire que ce que tu as Comprends qu'à
chaque instant du jour tu peux posséder Dieu
dans sa totalité. — Que ton désir soit de l'amour.
LES NOURRITURES TERRESTRES 33
et que ta possession soit amoureuse car
qu'est ce qu'un désir qui n'est pas efficace?
Eh ! quoi, Nathanaël, tu possèdes Dieu et tu ne
t'en étais pas aperçu! — Posséder Dieu c'est le
voir; mais on ne le regarde pas. Au détour d'au-
cun sentier, Balaam, n'as tu vu Dieu, devant qui
s'arrêtait ton âne ? — parce que toi tu te l'imagi-
nais autrement. — Mais, Nathanaël, il n'y a que
Dieu que l'on ne puisse pas attendre. — Attendre
Dieu, Nathanaël, c'est ne comprendre pas que tu
le possèdes déjà. — Ne distingue pas Dieu du
bonheur et place tout ton bonheur dans l'ins-
tant.
J'ai porté tout mon bien en moi, comme les
femmes de l'Orient pâle sur elles leur complète
fortune. A chaque petit instant de ma vie, j'ai
pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était
fait, non par l'addition de beaucoup de choses
particulières, mais par leur unique adoration.
J'ai constamment tenu tout mon bien en tout mon
pouvoir.
Regarde le soir comme si le jour y devait
mourir ;
* 34 LES NOURRITURES TERRESTRES
'.r.
Bl-V
1^
W
Et le matin comme si toute chose y naissait.
Que ta vision soit à chaque imtafit nofiwelh.
Le sage est celui qui s'étonne de tout.
Toute ta îati^e de tête vient, ô Nathanaêl, de
la diversité de tes biens. Tu ne sais même pas
I' lequel entre tous tu préfères et tu ne comprends
pas que Tunique bien c'est la vie. Le plus petit
instant de vie est plus fort que la mort, et la nie.
La mort n'est que la permission d'une autre
vie — pour que tout soit sans cesse renouvelé —
afin qu'aucune forme de vie ne détienne cela plus
de temps qu'il ne lui en faut pour se dire. Heu-
reux l'instant où ta parole retentit. Tout le reste
du temps écoute — mais quand tu parles, n'é-
coute plus.
Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous
les livres.
RONDE
POUR ADORER CE QUE j'AÎ BRtJLÉ
J
n y a des livres qu'on lit, assis sur des petites plan-
che '.tes:
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■«
LES NOURRITURES TERRESTRES 35
Devant un pupitre d'écolier*
Il y a des livres qu'on lit en marche
(Et c'est aussi à cause de leur formait) ;
Tels sont pour les forêts., tels pour d'autres carapagaes,
Et nobiscum rusticantur, dit Cicéron.
Il y en a que je lus en diiigenee ;
D'autres couché au fond des greniers à foin.
■ «
II y en a pour faifre eroire qu'on a une ànie ;
D'autres pour la désespérer.
Il y en a où l'on prouve l'existence de Dieu ;
D'autres où l'on ne peut pas y arriver.
Il y en a que l'on ne saurait admettre
Que dans les bibliothèques privées ;
Il y en a qui ont rwçu les éloges
De beaucoup de critiques autorisés.
Il y en a où il n'est question que d'apiculture
Et que certains trouvent un peu spéciaux ;
D'autres où il est tellement question de la nature
Qu'après ce n'est plus la peine de se promener.
Il y en a que méprisent les sages hommes
Mais qui excitent les petits enfants.
Il y en a qu'on appelle les anthologies
Et où l'on a mis tout ce qu'on a dit de mieux sur n'im-
porte quoi.
Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie;
D'autres après lesquels l'auteur s'est suicidé. . _^
36 LES NOURRITURES TERRESTRES
Il y en a qui sèment la haine
Et qui récoltent ce qu'ils ont semé.
Il y en a qui lorsqu'on les lit semblent luire
Chargés d'extase^ délicieux d'humilité.
Il y en a que l'on chérit comme des frères
Plus purs et qui ont vécu mieux que nous*
Il y en a dans d'extraordinaires écritures
Et qu'on ne comprend pas, même quand on les a beaucoup
étudiées.
Nathanaël I quand aurons-nous brûlé tous les
livres I
11 y en a qui ne valent pas quatre sous ;
D'autres qui valent des prix considérables.
Il y en a qui parlent de rois et de reines ;
Et d'autres de très pauvres gens.
•
Il y en a dont les paroles sont plus douces
Que le bruit des feuilles à midi.
C'est un livre que mangea Jean à Patmos,
Comme un rat, — mais moi j'aime mieux les framboises —
Ça lui a rempli d'amertume les entrailles
Et après il a eu beaucoup de visions.
Nathanaël! quand aurons-nous brûlé tous les
livres I !
ï J'^ v
r
LES NOURRITURES TERRESTRES 37
Il ne me suffit pas de lire que les sables des
plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le
sentent. Toute connaissance que n'a pas précédé
une sensation m'est inutile.
Je n'ai jamais rien vu de doucement beau dans
ce monde, sans désirer aussitôt que toute ma
tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre,
l'effloraison de ta surface est merveilleuse! —
paysage où mon désir s'est enfoncé ! Pays ouvert
où ma recherche se promène; — allée de papyrus
qui se referme sur de l'eau; roseaux courbés sur
la rivière; ouvertures des clairières; apparition de
la plaine dans l'embrasure des branchages, de la
promesse illimitée. Je me suis promené dans les
couloirs de roches ou de plantes. J'ai vu se dérouler
des printemps. — volubilité des phénomènes.
Dès ce jour, chaque instant de ma vie prit pour
moi la saveur de nouveauté d'un don absolument
ineffable. Ainsi je vécus dans une presque perpé-
tuelle stupéfaction passionnée. J'arrivais très vite
à l'ivresse et me plus à marcher dans une sorte
d'étourdissement.
4
I
d'Iles, tout ce que j'ai rencontré de rire sur les
lèvres, j'ai voulu l'embrasser; de sang sur les
îdiH's. de larmes dans les yeux, j'ai voulu le
hniie; mordre à la pulpe de tous les fruits que
\Lis moi penchèrent des branches. A chaque
iiiiLit-rge nie saluait une faim; devant chaque
siiiirce m'attendait une soif — une soif, devant
iliiniioe, particulière; — et j'aurais voulu d'au-
Irvs mots pour marquer mes autres désirs
de marche où s'ouvrait une route;
de repos où l'ombre invitait;
de nage au bord des eaux profondes;
(i iiiiiour ou de sommeil au bord de chaque lit.
,1 ai porté hardiment ma main sur chaque chose
f[ me suis cru des droits sur chaque objet de mes
(Itsirs. — (Et d'ailleurs, ce que nous souhaitons,
N;illiimaël, ce n'est point tant la possession que
1 iiiiiour.) Devant moi, ah! que toute chose s'irise;
(]ur foute beauté se revête, se diapré de mon
LIVRE II
L
TTv^T-'-^
NOURRITURES!
Je m'attends à vous, nourritures !
Ma faim ne se posera pas à mi-route ;
Elle ne se taira que satisfaite;
Des morales n'en sauraient venir à bout
Et de privations je n'ai jamais pu nourrir que
mon âme.
Satisfactions! je vous cherche.
Vous êtes belles comme les aurores d'été.
Sources plus délicates au soir, délicieuses à
midi ; eaux du petit matin glacées ; souffles au bord
des flots ; golfes encombrés de mâtures; tiédeur
des rives cadencées. 0! s'il est encore des routes
vers la plaine; les touffeurs de midi; les breuvages
des champs, et pour la nuit le creux des meules
s'il est des routes vers l'orient, des sillages sur
les mers aimées; des jardins à Mossoul; des
danses à Touggourt; des chants de pâtre en
H(ilvclie ; — s'il est des routes vers le Nord ; des
foires à Nijni; des traîneaux soulevant la neige;
lies lacs gelés Certes, Nathanaël, ne s'ennuie-
roiitpasnosdésirs
i )cs bateaux sont venus dans nos ports apporter
k's fruits nus de plages irrêvées... allons ! allons !
(licliargez-les de leur faix un peu vite, que nous
puissions enfin y goûter
\ourritures ! je m'attends à vous, nourritures !
^iatisfactions, je vous cherche.
Vous êtes belles comme les rires de l'été.
Je sais que je n'ai pas un désir
(Jui n'ait déjà sa réponse apprêtée,
l'.hacune de mes faims attend sa récompense.
Nourritures ! je m'attends à vous, nourritures !
l 'ar tout l'espace je vous cherche, satisfactions
de tous mes désirs.
I
l'.i^. que j'ai connu de plus beau sur la terre
;i|i! Natbanaël! c'est ma faim.
Klle a toujours été fidèle
u tout ce qui toujours l'attendait.
«W'H^y'Ts p ""»
LES NOURRITURES TERRESTRES 43
Est-ce de vin que se grise le rossignol?
L'aigle, de lait? — ou non point de genièvre
les grives?
— L'aigle se grise de son vol. Le rossignol
s'enivre des nuits d'été. La plaine tremble de
chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te
devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te
grise pas, c'est que tu n'avais pas assez.faim.
Chaque action parfaite s'accompagne de vo-
lupté. A cela tu connais que tu devais la faire. —
Je n'aime point ceux qui se font un mérite d'avoir
péniblement œuvré. Car si c'était pénible, ils
auraient mieux fait de faire autre chose. La joie
que l'on y trouve est signe de l'appropriation du
travail et la sincérité de mon plaisir, Nathanaël,
m'est le plus important des guides.
Je sais ce que mon corps peut désirer de volupté
chaque jour et ce que ma tète en supporte. Et puis
commencera mon sommeil. Terre et ciel ne me
valent plus rien au delà.
44 LES NOURRITURES TERRESTRES
•
Il y a des maladies extravagantes
Qui consistent à vouloir ce que l'on n'a pas.
— Nous aussi, dirent-ils, nous aussi. Nous au-
rons connu le lamentable ennui de notre âme
— De la caverne d'Adullam, tu soupirais, David,
après réau des citernes. Tu disais: 0! qui m'ap-
portera Teau fraîche qui jaillit du pied des murs
de Bethléem. Enfant, je m'y désaltérais; mais
maintenant elle est captive, cette eau que ma fièvre
désire
Ne désire jamais, ♦Nathanaël, regoûter les
eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l'avenir, à
retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant
sa nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes
joies — ou sache qu'en son lieu préparé te sur-
prendra une joie autre.
Que n'as-tu donc compris que tout bonheur est
de rencontre et se présente à toi dans chaque
instant comme un mendiant sur ta route. Malheur
à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce
LES NOURRIIL'RES TERRESTRES 45
que tu n'avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur
— et que tu ne Tadmets que conforme à tes vœux.
Le rêve de demain est une joie — mais la joie
de demain en est une autre — et rien heureuse-
ment ne ressemble au rêve qu'on s'en était fait,
car c'est différemment que vaut chaque chose.
Je n'aime pas que vous me disiez : viens, je t'ai
préparé telle joie; je n'aime plus que les joies de
rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du
rocher; — elles couleront ainsi pour nous, neuves
et fortes, comme les vins nouveaux abondent du
pressoir.
Je n'aime pas que ma joie soit parée, ni que la
Sulamite ait passé par des salles; pour l'embrasser
je n'ai pas essuyé de ma bouche les taches que les
grappes avaient laissées; après les baisers, j'ai bu
du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche ^ — et
j'ai mangé du miel de ruche avec sa cire.
Nathanaël, n'apprête aucune de tes joies.
1
(Jii tu ne peux pas dire tant mieux, dis: tant
pis. Natlianaël, il y a là de grandes promesses de
bonheur-
Il y en a qui regardent les instants de bonheur
coiiime donnés par Dieu — et les autres comme
donnés par Qui d'autre?...
\athanaël,nedistingue pas Dieu de ton bonheur.
— Je ne peux pas plus être reconnaissant à
"Dieu" de m'avoir créé que je ne pourrais lui en
vouloir de ne pas être, — si je n'étais pas.
Nathanaël, il ne tant parler de Dieu que naturel-
k'inent.
.le veux bien que l'existence une fois admise,
coWe de la terre et de l'Iiomme et de moi paraisse
naturelle, mais ce qui confond mon intelligence,
c'est la stupeur de m'en apercevoir
Certes j'ai chanté moi aussi des cantiques et
i';ii écrit la
LES NOURRITURES TERRESTRES 'l7
RONDE
DES BELLES PREUVES DE l'EXISTENGE DE DIEU
Nathanaël, je t'enscip:norai que les plus beaux mouve-
vements poétiques sont ceux sur les mille et une preuves de
l'existence de Dieu. ïu comprends n'est-ce pas qu'il ne
s'agit pas ici de les redire, ni surtout de les redire simple-
ment ; — et puis il y en a qui ne prouvent que l'existence
— et ce qu'il nous faut c'est aussi sa permanéité.
Je sais bien, ah ! oui, qu'il y a l'argument de Saint-
Anselme.
Et l'apologue des parfaites îles Fortunées.—
Mais hélas î hélas, Nathanaël, tout le monde ne peut pas y
habiter.
Je sais qu'il y a l'assentiment du plus grand nombre.—
Mais tu crois, toi, au petit nombre des élus.
Il y a bien la preuve par deux et deux font quatre.—
Mais, Nathanaël, tout le monde ne sait pas bien calculer.
Il y a la preuve du premier moteur,
A cause de celui qui était encore avant celui-là;
Nathanaël, c'est fâcheux que nous n'ayons pas été là.—
On aurait vu créer l'homme et la femme;
Eux s'étonner de n'être pas nés petits enfants ;
Les cèdres de l'Elbrouz fatigués d'être nés déjà sécu-
laires.
Et sur des monts déjà ravinés par les eaux.
— Nathanaël I avoir été là pour l'aurore ! — par quelle
paresse n'étions-nous pas déjà levés ? — Est-ce'que toi tu ne
demandais pas à vivre? — ah! moi je le demandais certaine-
R Oient Mais dans ce temps, l'esprit de Dieu s't^veillait à
■ peine, après avoir dormi hors du temps, sur les eaux. — Si
j'f'iisse été là, NatiianaM, je lui eusse demandé de taire tout
lin peu plus vaste — et ne me réponds pas, toi, qu'alors
rien ne s'en serait aperçu (1).
Il y a la preuve par les causes finales
Mais tous ne trouvent pas que la fin justifie les moyens.
11 y en a qui prouvent Dieu par l'amour que l'on sent
pour lui. — Voilà pourquoi, Nathanaèl, pour moi j'ai
iKirimié Dieu tout ce que j'aime, et que j'ai voulu tout aimer.
— Ne crains pas que je fcnumÈre d'ailleurs je ne
riiminencerais pas par loi; j'ai préféré bien des choses aux
liiimmes et ce ne sont pas eus que j'ai surtout aimés sur la
' Irrre.-' Car ne t'y méprends pas, Nattianacl, ce que j'ai de
|jlus fort en moi, ce n'est certes pas la bonté, — ni je crois
mm plus de meilleur — et ce n'est pas non plus la bonté
que j'estime surtout chez les hommes. Natlianaêl, préfère-
liiir ton Dieu... Moi aussi j'ai su louer Dieu, j'ai chanté
|nmr Lui des cantiques, — etjecroismémecelaîsanll'avoir
jifiriois un peu surfait.
" Cela t'amuse-t-il tant, me dit-il, d'édifier
;iirisi des systèmes?»
— « Rien ne m'amuse plus, répondis-je, et je
m'y contente l'esprit.
I . " Ji! peui parfHitemenl concevoir un aivlre monde, dit Alcido, où
ii< .\ el deux De feruiunl poinl quatre. >>
P.irblou,Je vous en déflc bien», dit Ménalque.
■•«"7
LES NOURRITURES TERRESTRES 49
Je ne goûte pas une joie que je ne Ty veuille
attachée. »
— « Cela Taugmente-t-il? »
— « Non, dis-je, cela me la légitime. »
Certes, il m'a plu souvent qu'une doctrine et
même qu'un système complet de pensées ordon-
nées justifiât à moi-même mes actes; mais par-
fois je ne l'ai pu considérer que comme l'abri de
ma sensualité.
Toute chose vient en son temps, Nathanaël, et
chaque naît de son besoin, et n'est pour ainsi dire
qu'un besoin extériorisé.
J'avais besoin d'un poumon, m'a dit l'arbre;
alors ma sève est devenue feuille, afin d'y pouvoir
respirer. Puis quand j'eus respiré, ma feuille est
tombée, et je n'en suis pas mort... Mon fruit con-
tient toute ma pensée sur la vie.
Nathanaël, ne crains pas que j'abuse de cette
forme d'apologue, car je ne l'approuve pas
beaucoup. Je ne veux fenseigner d'autre sagesse
L
r|iiela vie. Car c'est un grand souci que dépenser.
.!'■ me suis iatigué quand j'étais jeune à suivre au
loin les suites de mes actes et je n'étais sûr de ne
|iliis pécher qu'à iorce de ne plus agir.
Puis j'écrivis : Je ne dus le salut de ma ciiair
itiià l'irrémédiable empoisonnement de mon âme
— puis je ne compris plus du tout ce que j'avais
\milu dire par là.
Nathanaël — je ne crois plus au péché.
Mais tu comprendras que ce n'est qu'avec
liciiucoup de joie qu'un peu de droit à la pensée
sjcliète. — L'homme qui se dit heureux et qui
lionse, celui là sera appelé vraiment fort.
Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce
i|(ie c'est toujours chacun qui regarde et qu'il
•-importe toujours plus que les choses. Ce n'est
li;is pournous, c'est pour elle que chaque chose
(■si importante. Que ton œil soit la chose regardée
...Nathanaël! je ne peux plus commencer un
seul vers, sans que ton nom délicieux y re-
vienne ..
Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie. . .
Nathanaël — est-ce que tu comprends assez- h'
pathétique de mes paroles? — Je voudrais !ii;iii-
procher de toi plus encore. . .
Et, comme, pour le ressusciter, Elisée, sur 1(>
fils de la Sunamite — " la bouche sur sa bouclu'.
et les yeux sur ses yeux — et les mains sur ^t-s
mains s'étendît » — mon grand cœur rayonnant
contre ton kme encore ténébreuse, m'étendre >iir
toi tout entier, ma bouche sur ta bouche, et iium
front- sur ton front, tes mains froides dans \\\f<
mains brûlantes, et mon cœur palpitant... n \\\ l:i
chair de l'enfant se réchauffa a, est-il écrit. . . Alin
que dans la volupté tu t'éveilles — puis me ?(i/.ss( .v
— pouruneviepalpitanteetdéréglée. — NathaiKH"!,
voici toute la chaleur de mon âme... emporte-la.
Nathanaël, je veux t'apprendre la ferveur.
Nathanaël — car ne demeure pas auprès de ci'
qui te ressemble; -^ ne demeure jamais, Nallia-
naël. — Dès qu'un environ a pris ta ressembla [i(?n,
ou que toi tu t'es tait semblable à l'environ —
il n'est plus pour toi profitable. II faut Je quitter.
Mien n'est plus dangereux pour loi que ta
fiiiiiille, que ta chambre, que ton passé Ne
prends de chaque chose que leur éducation; et
que la volupté qui te vient d'elles te les épuise.
Xalhanaël, je te parlerai des instants... As-tu
I onipris de quelle force est leur présence^... Une
I>:is assez constante pensée de la mort n'a donné
pas assez de prix au plus petit instant de ta vie...
Kl ne comprends-tu pas que chaque instant ne
pifiidrait pas cet éclat admirable, sinon détaché
pour ainsi dire sur le fond très obscur de la
mon?
^ Je ne chercherais plus à rien faire, s'il
m'i'lait dit, s'il m'était prouvé, que j'ai pour cela
Ion t Je temps; — je me reposerais d'abord d'avoir
Mitilu commencer quelque chose, ayant le temps
de faire aussi toutes les autres. Ce que je ferais
(10 serait jamais que n'importe quoi... s'il m'était
piouvé que, au moins, cette forme de vie ne
licvait finir — et que je ne m'en reposerai pas,
1 livant finie, dans un sommeil un peu plus pro-
fond, un peu plus oublieux que celui que j'at-
li'iuis chaque nuit—
^
LES NOURRITURES TERRESTRES 53
Et je pris ainsi Thabitude de séparer chaque
instant de ma vie, pour une totalité de joie,
isolée — pour y concentrer subitement toute
une particularité de bonheur... tellement, que je
ne me reconnaissais plus dès le plus voisin sou-
venir.
Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout
simplement affirmer :
Le fruit du palmier s'appelle datte —
et c'est un mets délicieux .
Le vin du palmier s'appelle lagmy; c'en est
la sève fermentée; les Arabes s'en grisent et
je ne l'aîme pas beaucoup. C'est une coupe de
lagmy que m'offrit ce berger de chèvres dans
les beaux jardins de Ouardi.
— J'ai trouvé ce matin, dans une allée des
Sources, m'y promenant, un champignon étrange.
C'était, enveloppé d'une gaine blanche, comme
u:i fruit de magnolia rouge-orange, avec de
5.
54 LES SOURRITURFS TERRESTRES
réguliers dessins gris de cendre qu'on comprenait
formés de poussière sporagineuse, issue de Tin-
térieur. Je Touvris; il était plein d'une matière
boueuse, au centre formant gelée claire; il en
sortait une nauséabonde odeur.
Autour de lui, d'autres plus ouverts n'étaient
plus que comme ces fongosités aplaties qu'on
voit sur le tronc des vieux arbres.
— (J'écrivais cela avant de partir pour Tunis
— et je te le copie ici pour te montrer quelle
importance prenait pour moi chaque chose aus-
sitôt que je la regardais. )
Honfleur, (dans la riiel.
Et par moments il me semblait que les autres^
autour de moi, ne s'agitaient que pour augmenter
en moi le sentiment de ma vie personnelle.
Hier j'étais ici — aujourd'hui je suis là
Mon^ Dieu ! que me font tous ceux là
Qui disent, qui disent, qui disent :
Hier j'étais ici, aujourd'hui je suis là...
Je sais des jours où me répéter que deux et
deux faisaient encore quatre suffisait à m'emplir
I.KS NOURRITURES TERRESTRES
Oï
d'une certaine béatitude — et la seule vue de
mon poing sur la table..,
et d'autres jours où cela m'était complètement
égal.
i ■ iT'^-^-^Tr-
1
LIVRE III
J»
^^m
Villa Borghèse.
Dans cette vasque (pénombre)..... chaque
goutte, chaque rayon, chaque être, s'y mourait
avec volupté.
Volupté! Ce mot je voudrais le redire sans
cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être et
même qu'il suffit de dire être, simplement.
Ah! que Dieu n'ait pas créé le monde en vue
simplement de cela, c'est ce qu'on ne pourrait
comprendre qu'en se disant : etc.
.. C'est un lieu de fraîcheurs exquises, où
le charme de dormir est si grand qu'il
semblait jusqu'alors inconnu,
.. Et là, des nourritures délicieuses
attendaient que nous en eussions faim.
I
Adriatique, (3 h. du matin).
Le ';hant de ces marins dans les cordages
m'importune
! si tu savais, si tu savais, terre excessive-
ment vieille et si jeune, le goût amer et doux,
legofttdélicieuxqu'a la vie si brèvede l'homme
Si tu savais, éternelle idée de l'apparence, ce
que la proche attente de la mort donne de valeur
à l'instant! .
0! printemps, les plantes qui ne vivent qu'un
an, ont leurs fragiles fleurs plus pressées; —
rhomme n'a qu'un printemps dans la vie et le
.souvenir d'une joie n'est pas une nouvelle appro-
che du bonheur.
Colline de Fiesole.
ISolle Florence, ville d'étude grave, de luxe et
le llciirs; surtout sérieuse; grain de myrte et
■oiiroiine de « svelte laurier ».
Colline de Vincigliata. Là j'ai vu pour la pre-
mière fois les nuages, dans l'azur, se dissoudre;
je m'en étonnai beaucoup ne pensant pas qu'ils
pussent ainsi se résorber dans le ciel — croyant
qu'ils duraient jusqu'à la pluie et ne pouvaient
, ^^JfT^'^--^.
LES NOURRITURES TERRESTRES 61
que se grossir. Mais non : j'en observais tous Jes
flocons un à un disparaître; — il ne restait
plus que de Tazur. C'était une mort merveilleuse;
un évanouissement en plein ciel.
Home, Monte Pincio,
Ce qui fit ma joie ce jour là, c'est quelque
chose comme l'amour — et ce n'est pas Ta-
mour — ou du moins pas celui dont parlent et
que cherchent les hommes. — Et ce n'est pas
non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait
pas d'une femme.; il ne venait pas non plus de
ma pensée. Ecrirai-je, et me comprendras-tu si je
dis que ce n'était là que la simple exaltation de
la LUMIÈRE?
J'étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le
soleil; mais l'air brillait de lumière diffuse —
comme si l'azur du ciel devenait liquide et pleu-
' vait. Oîii vraiment, il y avait des ondes, des
remous de lumière; sur la mousse des étincelles
comme des gouttes; oui vraiment, dans cette
grande allée on eût dit qu'il coulait de la lumière,
et des écumes dorées restaient au bout des bran-
ches de ce ruissellement de rayons.
L
Naples, petite boutique du coiffeur devant la
nier et le soleil. Quais de chaleur; stores qu'on
soulève pour entrer. On s'abandonne; est-ce que
cria va durer longtemps; quiétude; gouttes de
sueur aux tempes; frisson de la mousse de savon
^tir les joues. Et lui qui raffine après qu'il a rasé,
ruse encore avec un rasoir plus habile et s'aidant
;i présent d'une petite éponge imbibée d'eau tiède,
i|ui mollit la peau, relève la lèvre... Puis avec
une douce eau parfumée il lave la brûlure laissée;
puis avec un onguent, calme encore... et pour
ne pas bouger encore, je me fais couper les
rhiîveux.
Aniat/i, (dam la nuit).
Il y a des attentes nocturnes
d'on ne sait encor quel amour.
Petite chambre au-dessus de la mer; m'a
nveillé la trop grande clarté de la lune, de ia
liiîie au-dessus de la mer.
Quand je m'approchai de la fenêtre, je croyais
{[lie c'était l'aube et que j'allais voir se lever le
^uleil... Mais non... (chose déjà pleine et parfaite-
LES NOURRITURES TERRESTRES 63
ment accomplie) — la lune — douce, douce, douce
comme pour l'abord d'Hélène au second Faust ;
mer déserte; village mort. Un chien hurle dans
la nuit... loques pendant à des fenêtres.
Pas de place pour l'homme. Ne plus comprendre
comment tout cela va se réveiller. Désolation
excessive du chien. Le jour n'aura plus lieu.
Impossibilité de dormir. Est-ce que tu feras...
(ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert?
— descendras-tu vers la plage, t'y laver? — iras-
tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous
la lune...? d'une caresse consoleras-tu le chien?
— ' (Tant de fois j'ai senti la nature réclamer de
moi un geste, et je n'ai pas su lequel lui don-
ner). .* Attendre le sommeil qui ne va pas venir. ..
Un enfant est entré dans ce jardin, s'accro-
chant à la branche qui frôlait l'escalier; l'escalier
menait à des terrasses; longeant ce jardin; l'on
n'y paraissait pas pouvoir entrer .
0! petite figure que j'ai caressée sous les feuil-
les — jamais assez d'ombre n'aura pu ternir ton
éclat — et l'ombre des boucles sur ton front
paraît toujours encor plus sombre.
04 LES NOURRITURES TERRESTRES
w
Je descendrai dans ce jardin, me pendant aux
lianes et aux branches — et sangloterai de ten-
I dresse sous ces bosquets plus pleins de chants
qu'une volière — jusqu'à l'approche du soir,
jusqu'à l'annonce de la nuit qui dorera, puis
approfondira reau mystérieuse des fontaines.
if'
... Et les corps délicats épousés sous les branches.
... J'ai touché d'un doigt délicat sa peau nacrée...
Je voyais ses pieds délicats
Qui posaient sans bruit sur le sable...
Syracuse,
Barque à fond plat ; ciel bas, qui parfois baissait
jusqu'à nous en pluie tiède; — odeur de vase des
plantes d'eau, froissement des tiges.
La profondeur de l'eau dissimule l'abondant
jaillissement de cette source bleue. Aucun bruit;
c'est, dans cette campagne solitaire, dans cette
naturelle vasque creusée, comme une éclosion
d'eau entre les papyrus.
LES NOURRITURES TERRESTRES f)5
Tunis.
Dans tout Tazur, rien que ce qu'il fallait de
blanc pour une voile, — de vert pour son ombre
dans Feau.
La nuit — Bagues qui luisent dans l'ombre —
Clartés de la lune où Ton erre. Pensées différentes
de celles du jour.
Néfaste clarté de la lune au désert. — Les
démons rôdeurs des cimetières; — pieds nus sur
les dalles bleues.
Malte.
Extraordinaire ivresse des crépuscules d'été
sur les places, quand il fait encore très clair,
et que pourtant on n'a plus d'ombres. — Exal-
tation très spéciale.
Nathanaël, je te dirai tous les jardins que j'ai
vus:
A Florence on vendait des roses: certains
jours la ville entière embaumait. Je me prome-
6.
G6 LES NOURRITTRES TERRESTRES
nais chaque soir aux Cascine et le dimanche aux
jardins Boboli sans fleurs.
A Sévillejl y a, près delaGiralda, une ancienne
cour de mosquée; des orangers y poussent par
places régulières; le reste de la cour est dallé; les
jours de grand soleil, on n'y a qu'une petite
ombre restreinte; c'est une cour carrée, entourée
de murs; elle est d'une grande beauté; je ne sais
pas t'expliquer pourquoi.
Hors de la ville, dans un énorme jardin clos de
grilles, croissent beaucoup d'arbres des pays
chauds ; je n'y suis pas entré, mais, à travers les
grilles, j'ai regardé; j'ai vu courir des pintades et
j'ai pensé qu'il y avait là beaucoup d'animaux
apprivoisés .
Que te dirai-je de l'Alcazar? jardin semblant
de merveille persane; je crois, en t'en parlant,
que je le préfère à tous. J'y pense en relisant
Hafiz :
« Apportez-moi du vin — Que je tache ma robe ! —
Car je chancelle d'amour — Et l'on m^ appelle sage,,, »
Des jeux d'eaux sont préparés dans les allées;
les allées sont dallées de marbre, bordées de
LES NOURRITURES TERRESTRES 67
myrtes et de cyprès. Des deux côtés sont des
bassins de marbre, où les courtisanes du roi se
lavaient. On n'y voit d'autres fleurs que des roses,
des narcisses et des fleurs de laurier. Au fond du
jardin, il y a un arbre gigantesque, où Ton se
figure un bulbul épingle. Près du palais, d'autres
bassins de très mauvais goût rappellent ceux des
cours de la Présidence à Munich, où il y a des
statues faites tout en coquilles.
C'est dans les jardins royaux de Munich que
j'allais, un printemps, goûter les glaces à l'herbe
de mai, près d'une obstinée musique militaire.
Un public inélégant, mais mélomane. — Le soir
s'enchantait de pathétiques rossignols. Leur
chant m'alanguissait, comme d'une poésie alle-
mande. — Il est une certaine intensité de délices
que l'homme peut à peine dépasser — et non
sans larmes. Les délices mêmes de ces jardins
me faisaient presque douloureusement songer
que j'aurais aussi bien pu être ailleurs. — C'est
pendant cet été que j'appris à jouir plus parti-
culièrement des températures. Les paupières sont
admirablement aptes à cela. Je me souviens d'une
nuit en wagon que je passai devant la fenêtre
ouverte, uniquement à goûter l'attouchement du
68 LES NOURRITURES TERRESTRES
souffle plus frais ; je fermais les yeux, non pour
dormir, mais pour cela. La chaleur avait été
durant tout le jour étouffante et, ce soir, l'air
encore très tiède pourtant parut frais et comme
liquide à mes paupières enflammées.
A Grenade, les terrasses du Généraliffe, plan-
tées de lauriers roses, n'étaient pas fleuries lors-
que je les vis; — ni le Campo Santo de Pise; ni
le petit cloître de Saint-Marc, que j'aurais sou-^
haité plein de roses... Mais à Rome, le Monte
Pincio, je l'ai vu dans la plus belle saison; durant
les après-midi accablantes, on y venait chercher
de la fraîcheur. Demeurant auprès, je m'y pro-
menais chaque jour. J'étais malade et ne pouvais
penser à rien; la nature me pénétrait; aidé par
un trouble des nerfs, je ne sentais parfois plus à
mon corps de limites ; il se continuait plus loin;
ou parfois, voluptueusement, devenait poreux
comme un sucre; je fondais. — Du banc de pierre
où j'étais assis, l'on cessait de voir Rome qui
m'exténuait; on dominait les jardins Borghèse,
dont le contrebas mettait au niveau de mes pas
les cimes un peu lointaines des plus hauts pins...
ô terrasses ! terrasses, d'où l'espace s'est élancé.
LES NOURRITURES TERRESTRES 00
Le vent sur les ramures dominées... ô! naviga-
tion aérienne...
J'aurais voulu, la nuit, rôder dans les jardins
Farnèse; mais on n'y laisse pas pénétrer...
Admirables végétations sur ces ruines dissimu-
lées.
A Naples, il y a des jardins bas qui suivent la
mer comme un quai et laissent entrer le soleil.
A Nîmes, la Fontaine, pleine d'eaux claires
canalisées.
A Montpellier, le jardin botanique. Je me sou-
viens qu'avec Ambroise, un soir, comme aux
jardins d'Académus, nous nous assîmes sur une
tombe ancienne, qui y est tout entourée de
cyprès; et nous causions lentement en mâchant
des pétales de roses.
Nous avons, une nuit, vu du Pérou, la mer
lointaine et que la lune argentait; auprès de
nous s'ébruitaient les cascades du château d'eau
de la ville; des cignes noirs frangés de blanc
nageaient sur le bassin calmé.
A Malte, dans les jardins du résident je vins
lire; il y avait à Citta Vecchia un bois très petit
de citronniers ; on l'appelait « il Boschetto » ; nous
nous y plûmes; et nous mordîmes des citrons
nn'irs, dont la saveur première est d'une acidité
intolérable, mais qui laisse après dans la bouche
lin arôme rafraîchissant. Nous en avons mordu
niissi dans les cruelles Latomies de Syracuse.
Dans le parc de La Haye circulent des daims
point trop sauvages.
r>u jardin d'Avranches on voit le Mont-Saint-
Alicjiel, et les sables lointains, au soir, semblent
nne matière embrasée. — Il y a de très petites
villes qui ont des jardins charmants; on oublie
la ville; on oublie son nom; on souhaite revoir
|p jardin, mais on ne sait plus y revenir.
Je rêve aux jardins de Mossoul; on m'a dit
i|irils sont pleins de roses- Ceux de Kashpur,
Omar lésa chantés, et Hafiz les jardins de Shiraz;
nous ne verrons pas les jardins de Nashpur-
Mais à Biskra je connais les jardins de Ouardi.
rif's enfants y gardent les chèvres.
A Tunis, il n'y a pas d'autre jardin que le cime-
liOre. A Alger, au jardin d'essai (des palmiers de
loiLte espèce) j'ai mangédes fruits que je n'avais
;ivant jamais vus. — Et de Blidah ! Nathanaël, que
dirai- je?
Ah! douce est l'herbe du Sahel; — et tes fleurs
d'orangers! et tes ombres! suaves les odeursdi
g^^s^^n^^ry^
#»•
LES KOURHITUKES TERRESTRES 71
tes jardins... Blidah! Blidah! petite rose! —au
début de Thiver, je t'avais méconnue. Ton bois
sacré n'avait de feuilles que celles qu'un printemps
ne renouvelle pas; et tes glycines et tes lianes
Semblaient des sarments pour la flamme. La neige
descendue de tes montagnes t'approchait; je ne
pouvais me réchauffer dans ma chambre, et
moins dans tes jardins pluvieux. Je lisais la Doc^
trine de la Science de Fichte et me sentais rede-
venir religieux. J'étais doux; je disais qu'il faut
se résigner à sa tristesse et je tâchais de faire
de tout cela de la vertu. — Maintenant j'ai secoué
là-dessus la poussière de mes sandales ; qui sait
où le vent l'a portée? — poussière du désert où
j'ai rôdé comme un prophète; — pierre trop aride
effritée; — à mes pieds elle fut brûlante (car le
soleil l'avait énormément chauffée). — Dans
l'herbe du Sahel, à présent, que mes pieds se
reposent ! Que toutes nos paroles soient d'amour !
Blidah ! Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose ! Je
t'ai vue tiède et parfumée, pleine de feuilles et de
. roses. La neige de l'hiver avait fui. Dans ton jar-
din sacré luisait mystiquement ta mosquée blan-
che et la liane ployait sous les fleurs. Un olivier
disparaissait sous les guirlandes qu'une glycine
-^i-T
"2 LES NOURRITURES TERRESTRES
lui iaisait. L'air suave apportait le parfum qui
s'élevait des fleurs d'oranges et même les man-
dariniers grêles embaumaient. Du plus haut de
leurs hautes branches les eucalyptus délivrés
laissaient tomber leur vieille écorce; elle pendait,
protection usée, comme un habit que le soleil fait
inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que
pour l'hiver.
Blidah .
Les tiges énormes du fenouil, (l'éclat de leur
floraison d'or verdi, sous la lumière d'or ou sous
les feuilles azurées des eucalyptus immobiles) —
ce matin de premier été, sur la route que nous
suivons dans le Sahel, elles étaient d'une splen-
deur incomparable.
... Et les eucalyptus étonnés ou tranquilles.
— Participation de chaque chose à la nature ;
impossibilité d'en sortir. Lois physiques envelop-
pantes. Wagon s'élançant dans la nuit; au matin
il se couvre de rosée.
i
LES NOURRITURES TERRESTRES 73
A bord,
... Que de nuits, ah ! vitre ronde de ma cabine,
hublot fermé, — que de nuits j'ai regardé vers
toi de ma couchette en me disant : Voici, quand
cet œil blanchira, ce sera l'aube; alors' je me
lèverai et je secouerai mon malaise; et l'aube
lavera la mer; et nous aborderons à la terre
inconnue. — L'aube est venue sans que la mer
en soit calmée, la terre était encore lointaine et
sur la face mobile des eaux chancelait toute ma
pensée.
Le malaise des flots dont toute la chair se sou-
vient. — Accrocherai-je une pensée à cette hune
vacillante? pensai-je. Lames, ne verrai-je que
l'eau s'éparpiller au vent du soir? — Je sème mon
amour sur la vague ; ma pensée sur la stérile
plaine des flots. — Mon amour plonge dans les
flots, qui se suivent et se ressemblent. Ils passent
et l'œil ne les reconnaît plus. — Mer informe ettou- •
jours agitée ; loin des hommes, tes flots se taisent ;
rien ne s^oppose à leur fluidité ; mais nul ne peut
entendre leur silence ; sur la plus frêle chaloupe,
déjà se heurtent-ils, et leur bruit nous fait croire
que la tempête en est bruyante. Les grandes
"4 LlîS KOtlRtUTURES TERRESTRES
vagues avancent et se succèdent sans aucun
bruit. Elles se suivent, et chacune soulève à son
tour la même goutte d'eau, sans presque la
déplacer. Seule leur forme se promène; Teau se
prête, et les quitte, et ne les accompagne jamais.
Toute forme ne prend que pour bien peu d'ins-
tants le même être; à travers chacun, elle continue,
puis le laisse. Mon âme! ne t'attache à aucune
pensée. Jette chaque pensée au vent du large qui
te l'enlève; tu ne la porteras jamais toi-même
jusqu'aux cieux.
Mobilité des flots, c'est vous qui fîtes ma si
chancelante pensée! tu ne bâtiras rien sur la
vague. Elle s'échappe sous chaque poids.
Le doux port viendra-t-il, après ces découra-
geantes dérives, ces errements de ci, de là? —
où mon âme enfin reposée, sur une solide jetée,
près du phare tournant — regardera la mer.
LIVRE IV
I
Dans un jardin— sur la colline de Flo-
rence, (celle qui fait face à Fiesole)
— où nous étions ce soir assemblés :
Mais VOUS ne savez pas — vous ne pouvez
savoir, Angaire, Ydier, Tityre, dit Ménalque (et
je te le redis à présent en mon nom, Nathanaël)
la passion qui brûla ma jeunesse. J'enrageais
de la fuite des heures. La nécessité de l'option
me fut toujours intolérable; choisir m' appa-
raissait non tant élire, que repousser ce que
je n'élisais pas. Je comprenais épouvantable-
ment l'étroitesse des heures, et que le temps
n'a qu'une dimension; c'était une ligne que
j'eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y
courant empiétaient nécessairement l'un sur
l'autre. — Je ne faisais jamais que ceci ou que
cela. Si je faisais ceci, cela m'en devenait aussitôt
regrettable, et je restais souvent sans plus rien
oser faire, éperdument et comme les bras toujours
7.
. ^^, ,-^.^.^^
78 LES NOUBRITURES TERRESTRES
ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise,
de n'avoir sdiisiquune chose. L'erreur de ma vie
fut dès lors de ne continuer longtemps aucune
étude, pour n'avoir su prendre mon parti de renon-
cer à beaucoup d'autres. — N'importe quoi s'ache-
tait trop cher à ce prix-là, et les raisonnements
ne pouvaient venir à bout de ma détresse. Entrer
dans un marché de délices, en ne disposant
(grâce à Qui?) que d'une somme trop minime;
en disposer! choisir, c'était renoncer poiir tou-
jours, pour jamais, à tout le reste — et la quantité
nombreuse de ce reste demeurait préférable à
n'importe quelle unité.
De là me vint d'ailleurs un peu de cette aversion
pour n'importe quelle possession sur la terre —
la peur de n'aussitôt plus posséder que cela.
Marchandises! provisions! tas de trouvailles!
que ne vous donnez-vous sans retraite? Et je
sais que les biens de la terre s'épuisent (encore
qu'ils soient inépuisablement remplaçables) —
et que la coupe que j'ai vidée reste vide pour toi,
mon frère, (bien que la source soit voisine). Mais
vous! vous, immatérielles idées, formes de vie
non détenues, — sciences, et science de Dieu —
coupes de vérité, coupes intarissables — pourquoi
LES NOURRITURES TERRESTRES 7^
marchander votre ruissellement à nos lèvres ?
quand toute notre soif ne pourrait vous tarir et
que votre eau déborderait toujours nouvelle pour
chaque autre lèvre tendue. — J'ai compris main-
tenant que toutes les gouttes de cette grande
source divine s'équivalent, que la moindre suffit
à notre ivresse et nous révèle la plénitude et la
totalité de Dieu. — Mais alors que n'eût point
souhaité ma folie? — J'enviais toute forme de vie;
tout ce que je voyais faire par quelque autre,
j'eusse aimé le faire moi-même; non l'avoir fait,
le faire — entendez-moi — car je ne craignais
que très peu la fatigue, la souffrance, et les
croyais instruites de la vie. Je fus jaloux de Par-
ménide trois semaines parce qu'il apprenait le
turc; deux mois plus tard de Théodose qui décou-
vrait l'astronomie. Ainsi ne traçai-je de moi que
la plus vague et la plus incertaine figure, à force
de ne la vouloir point limiter.
Raconte-nous ta vie, Ménalque, dit Alcide, —
et Ménalque reprit :
... « A dix-huit ans (1), quand j'eus fini mes
premières études, l'esprit las de travail, le cœur
(1) Ce fragment a paru déjà dans V Ermitage (n»de janvier OG).
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80
LES NOURRITURES TERRESTRES
h-
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n-
inoccupé, languissant de Têtre, le corps exaspéré
par la contrainte, je partis sur les routes, sans
but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce
que vous savez : le printemps, Todeur de la terre,
la floraison des herbes dans les champs, les
brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du
soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne
voulus m'arrêter nulle part. Heureux, pensais-
je, qui ne s'attache à rien sur la terre et promène
une éternelle ferveur à travers les constantes
mobilités. — Je haïssais les foyers, les familles,
tous lieux où l'homme pense trouver un repos —
et les affections continues, et les fidélités amou-
reuses, et les attachements aux idées — tout ce
qui compromet la justice ; je disais que chaque
nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers
disponibles.
Des livres m'avaient montré chaque liberté
provisoire et [qu'elle n'est jamais que de choisir
son esclavage, ou du moins sa dévotion, comme
la graine des chardons vole et rôde, cherchant le
sol fécond où fixer des racines, — et qu'elle ne
fleurit qu'immobile. Mais ayant appris dans les
classes que les raisonnements ne mènent pas les
hçmmes et qu'à chacun s'en peut opposer un
ÎÎV.
LES NOURRITURES TERRESTRES 81
adverse qu'il ne s'agit que de trouver, je m'occu-
pais à le chercher, parfois, dans le milieu des
longues routes...
Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse,
de n'importe quel avenir. Je m'appris, comme
des questions devant les attendantes réponses, à
ce que la soif d'en jouir, née devant chaque volupté,
en précédât d'aussitôt la jouissance. Mon bonheur
venait de ce que chaque source me révélait une
soif, et que, dans le désert sans eau, où la soif est
inapaisable, j'y préférais encore la ferveur de ma
fièvre sous l'exaltation du soleil. Il y avait, au
soir, des oasis délicieuses, plus fraîches encore
d'avoir été souhaitées tout le jour. — J'ai, sur
l'étendue sablonneuse, au soleil, accablée, comme
un immense sommeil étendu — mais tant la
chaleur était grande, et dans la vibration même
de l'air, — j'ai senti la palpitation encore de la
vie qui ne pouvait pas s'endormir, à l'horizon
trembler de défaillance, à mes pieds se gonfler
d'amour. —
Chaque jour, d'heure en heure, je ne cherchais
plus rien qu'une pénétration toujours plus simple
de la nature. Je possédais le don précieux de
n'être pas trop entravé par moi-même. Le sou-
LES I90URRITURES TERRESTRES
venir du passé n'avait de force sur moi que ce
qu'il en fallait pour donner à ma vie Tunité:
c'était comme le fil mystérieux qui reliait Jason
à son amour passée mais ne l'empêchait pas de
marcher à travers les plus nouveaux paysages.
Encore ce fil dût-il être rompu... Palingénésies
merveilleuses! Je savourais souvent, dans mes
courses du matin, le sentiment d'un nouvel être,
la tendresse de ma perception. — « Don du poète,
m'écriais-je, tu es le don de perpétuelle ren-
contre )) — et j'accueillais de toutes parts. Mon
âme était l'auberge ouverte aux carrefours ; ce
qui voulait entrer, entrait- Je me suis fait ductile,,
à l'amiable, disponible par tous mes sens, attentif,
écouteur jusqu'à n'avoir plus une pensée person-
nelle, capteur de toute émotion en passage, et de
réaction si minime que je ne reconnaissais plus
rien pour mal à force de ne protester devant rien.
Au reste, je remarquai bientôt de combien peu
de haine du laid s'étayait mon amour du beau.
Je haïssais la lassitude, que je savais faite d'en-
nui, et voulais que l'on profitât de la diversité des
choses. Je me reposais n'importe où. J'ai dormi
dans les champs. J'ai dormi dans la plaine. J'ai
vu l'aube frémir entre les grandes gerbes de blé;
PT^
LES NOURRITURES TERRESTRES 83
et sur les hêtraies s'éveiller les corneilles. Au
matin je me lavais dans Fherbe et le soleil naissant
séchait mes vêtements mouillés. — Qui dira si
jamais la campagne fut plus belle, que ce jour
où je vis les riches moissons rentrer parmi lei
chants, et les bœufs attelés aux pesantes char-
rettes ! —
Il y eut un temps où ma joie devint si grande,
que je la voulus communiquer, — enseigner à
quelqu'un ce qui dans moi la faisait vivre.
Les soirs, je regardais dans d'inconnus villages
les foyers, dispersés au jour, se reformer. — Le
père rentrait, las de travail; les enfants revenaient
de Técole. La porte de la maison s'entr'ouvrait
un instant sur un accueil de lumière, de chaleur
et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien
ûe toutes les choses vagabondes n'y pouvait plus
rentrer, du vent grelottant du dehors.— Familles!
je vous hais! foyers clos; portes refermées;
possessions jalouses du bonheur. — Parfois,
invisible de nuit, je suis resté, penché vers une
vitre, à longtemps regarder la coutume d'une
maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère
cousait; la place d'un aïeul restait vide; un
enfant, près du père, travaillait; — et mon cœur
-T, y^ï. T^V-^-TC --,-
>3^
84 LES NOURRITURES TERRESTRES
se gonfla du désir de l'emmener avec moi sur les
routes.
Le lendemain je le revis, comme il sortait de
l'école ; le surlendemain je lui parlai ; — quatre
jours après il quitta tout pour me suivre. — Je
lui ouvris les yeux devant la splendeur de la
plaine; il comprit qu'elle était ouverte pour lui.
J'enseignai donc son âme à devenir plus vaga-
bonde, — joyeuse enfin, — puis à se détacher
même de moi, à connaître sa solitude.
— Seul, je goûtai la violente joie de l'orgueil.
J'aimais me lever avant l'aube ; j'appelais le soleil
sur les chaumes ; le chant de l'alouette était ma
fantaisie — et la rosée était ma lotion d'aurore.
Je me plaisais à d'excessives frugalités, mangeant
si peu que ma tète en était légère et que ma sen-
sation me devenait une espèce d'ivresse. J'ai bu
de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait,
je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand
matin ce vacillement de la plaine, avant que, le
soleil venu, je ne dorme au creux d'une meule. —
Le pain que je portais avec moi, je le gardais
parfois jusqu'à la demi-défaillance; alors il me
semblait sentir moins étrangement la nature et
qu'elle me pénétrait mieux ; c'était un afflux du
*-v
LES NOURRITURES TERRESTRES 85
dehors; par tous mes sens ouverts j'accueillais
sa présence; tout en moi s'y trouvait convié.
Mon âme enfin s'emplissait de lyrisme, qu'exas-
pérait ma solitude et qui me fatiguait vers le soir.
Je me soutenais par orgueil ; mais regrettais alors
Hilaire qui me départissait l'an d'avant de ce que
mon humeur avait sinon de trop farouche.
Avec lui, vers le soir, je parlais, il était lui-
même poète; il comprenait toutes les harmonies.
Chaque effet naturel nous devenait comme un
langage ouvert où l'on pouvait lire toute sa cause;
nous apprenions à reconnaître les insectes à leur
vol, les oiseaux à leur chant, et la beauté des
femmes aux traces de leurs pas sur le sable. Le
dévorait aussi une soif d'aventures; sa force le
rendait audacieux. Certes jamais aucune gloire
ne vous vaudra, adolescence de nos cœurs ! — Aspi
rant tout avec délices, en vain cherchions-nous à
lasser nos désirs ; chaque de nos pensées était une
ferveur ; sentir avait pour nous une âcreté singu-
lière. — Nous usions nos splendides jeunesses
attendant le bel avenir, et la route y menant ne
paraissait jamais assez interminable, où nous
marchions à grands pas, mordant les fleurs des
8
t
86 LES NOURRITURES TERRESTRES
haies qui remplissent la bouche d'un goût de miel
et d'exquise amertume. —
Parfois, retraversant Paris, je retrouvais pour
quelques jours ou quelques heures Fappartément
où s'était passée ma studieuse enfance; tout y
était silencieux; des soins de femme absente
avaient jeté des linges sur les meubles. Tenant à
la main une lampe, j'allais de pièce en pièce sans
rouvrir les volets, clos depuis plusieurs années,
ni soulever les rideaux pleins de camphre. L'air
y était pesant, saturé d'odeur. Ma chambre seule
continuait d'être apprêtée. Dans la bibliothèque,
la plus sombre et la plus silencieuse des pièces,
les livres sur les rayons et sur les tables gardaient
l'ordre où je les avais placés ; parfois j'en ouvrais
un, et, devant la lampe allumée, bien que ce fût
le jour, j'étais heureux d'oublier l'heure; parfois
aussi, rouvrant le grand piano, je cherchais dans
ma mémoire le rhythme d'anciens airs; mais je ne
m'en souvenais que de façon trop imparfaite et,
plutôt que de m'y attrister, je cessais. Le jour
suivant j'étais de nouveau loin de Paris.
Mon cœur naturellement aimant et comme
liquide se répandait de toutes parts; aucune joie
ne me semblait appartenir à moi-même; j'y invi-
LES NOUBRIÏURES TERRESTRES
tais chacun de rencontre, et lorsque j'étais seul à
jouir, ce n'était qu'à force d'orgueil.
Certains m'accusèrent d'égoïsme ; je les accusai
d'inintelligence. J'avais la prétention de n'aimer
point quelqu'un, homme ou femme, mais bien
l'amitié, l'affection ou l'amour. En le donnant à
l'un, je n'eusse pas voulu l'enlever à quelque autre,
et ne faisais que me prêter. Pas plus je ne voulais
accaparer le corps on le cœur d'aucun autre;
nomade ici comme envers la nature, je ne m'arrê-
tais nulle part. Toute préférence me semblait
injustice; voulant restera tous, je ne me donnais
pas à quelqu'un.
Au souvenir de chaque ville j'attachai le sou-
venir d'une débauche. A Venise,* je pris ma part
des mascarades; un concert d'altos et de flûtes
accompagna la barque où je goûtais l'amour.
D'autres barques suivaient, pleines de jeunes
femmes et d'hommes. Nous allâmes vers le Lido
attendre l'aube, mais nous dormions, lassés,
lorsque le soleil se leva, car les musiques s'étaient
tues. Mais j'aimais jusqu'à cette fatigue que nous
laissent ces fausses joies, et ce vertige du réveil,
par quoi nous les sentons fanées. — Dans d'autres
ports je sus aller avec les matelots des grands
88 LES NOURRITURES TERRESTRES
navires; je descendis dans les ruelles mal éclai-
rées ; mais je blâmais chez moi le désir de Texpé-
rience, notre unique tentation, — et laissant les
marins près des bouges, je regagnais le port tran-
quille; et le conseil taciturne des nuits s'inter-
prétait du souvenir de ces ruelles dont Tétrange
et pathétique rumeur parvenait à travers Textase.
— J'aimais mieux les trésors des champs. —
Pourtant, à vingt-cinq ans, non lassé de voya-
ges, mais tourmenté par l'excessif orgueil que
cette vie nomade avait fait croître, je compris
ou me persuadai que j'étais mûr enfin pour une
forme nouvelle.
Pourquoi? pourquoi, leur disais-je, me parlez-
vous de partir encore sur les routes ; je sais bien
que de nouvelles fleurs> au bord de toutes, ont
fleuri, — mais c'est vous à présent qu'elles atten-
dent. Les abeilles ne butinent qu'un temps;
après se font trésorier es. — Je rentrai dans
l'appartement délaissé. J'enlevai le linge de sur
les meubles: j'ouvris les fenêtres; et, profitant
des économies que comme malgré moi, vaga-
bond, j'avais pu faire, je m'entourai de tout ce que
je pus me procurer d'objets précieux ou fragiles,
de vases ou de livres de prix et surtout de tableaux
LES NOURRITURES TERRESTRES 89
que la connaissance que j'ai de la peinture me
permettait d'avoir à très bas prix. — Durant
quinze ans je thésaurisai comme un avare; je
m'enrichis de toutes mes forces; je m'instruisis;
j'appris les langues épuisées et pus lire dans
beaucoup de livres; j'appris à jouer de divers
instruments; chaque heure de chaque journée
était donnée à quelque étude fructueuse; l'histoire
et la biologie m'occupèrent particulièrement. Je
connus les littératures. J'accumulai les amitiés
que mon grand cœur et ma légitime noblesse me
permirent de ne pas dérober ; elles me furent,
plus que tout le reste, précieuses, et pourtant,
même à elles, je ne m'attachai point.
A quarante ans, l'heure étant venue, je vendis
tout, et comme mon goût sûr et ma connaissance
de chaque objet ne m'avait fait possesseur de rien
dont la valeur n'eût augmenté, je réalisai en deux
jours, une fortune considérable. Je plaçai cette
fortune toute entière de façon que j'en pusse per-
pétuellement disposer. — Je vendis absolument
tout, ne voulant rien garder de personnel sur
cette terre, — pas le moindre souvenir d'antan.
Je disais à Myrtil, qui m'accompagnait dans les
champs : — « Combien de ce matin délicieux,
8.
90 LES NOURRITURES TERRESTRES
de cette brume et de cette lumière, de cette fraî-
cheur aérée, de cette pulsation de ton être, la
sensation te donnerait plus de délices encore, si
tu savais f y donner tout entier. Tu crois y être,
mais la meilleure partie de ton être est restée;
ta femme et tes enfants, tes livres et ton étude la
détiennent et te la dérobent à Dieu.
Crois-tu pouvoir, en cet instant précis, goûter
la sensation puissante, complète, immédiate de
la vie,. — sans l'oubli de ce qui n'est elle? L'habi-
tude de ta pensée te gêne; tu vis dans le passé
dans le futur et tu ne t'aperçois de rien spon-
tanément. ■— Nous ne sommes rien, Myrtil, que
dans l'instantané de la vie ; tout le passé s'y meurt
avant que rien d'à venir y soit né. — Instants ! Tu
comprendras, Myrtil, de quelle force est leur
'présence l car chaque instant de notre vie est
essentiellement irremplaçable : sache parfois t'y
concentrer uniquement. — Si tu voulais, si tu
savais, Myrtil, en cet instant, sans plus de femme
ni d'enfants, tu serais seul devant Dieu sur la
terre. — Mais tu te souviens d'eux, et portes avec
toi, comme par une peur de les perdre, tout ton
passé, tous tes amours, et toutes les préoccupa-
tions de la terre... Pour moi, tout mon amour
LES NOURRITURES TERRESTRES 91
m'attend à tout instant et pour une nouvelle sur-
prise; je le connais toujours et ne le reconnais
jamais. — Tune soupçonnes pas, Myrtil, toutes
les formes que prend Dieu; de trop regarder Tune
et t'en éprendre, tu t^aveugles. La fixité de ton
adoration me peine; je la voudrais plus diffusée.
Derrière toutes tes portes fermées. Dieu se tient ..
Toutes formes de Dieu sont chérissables, et tout
est la forme de Dieu. » —
. . . Avec ma fortune réalisée, je frétai d'abord
un navire, emmenant avec moi sur la mer trois
amis, des hommes d'équipe, et quatre mousses.
Je m'épris du moins beau d'entre eux. Mais
même à la douceur de mes caresses, je préférais
la contemplation des grands flots. J'entrai dans
des ports fabuleux, au soir, et les quittais avant
l'aurore ayant parfois cherché toute la nuit de
l'amour. — Je connus à Venise une courtisane
extrêmement belle; je l'aimai trois nuits, car
auprès, j'oubliais, tant elle était belle, les caresses
de mes autres amours. — Ce fut à elle que je
vendis ou que je donnai mon navire.
J'habitai quelques mois dans un palais du lac
de Côme, où les musiciens les plus doux s'assem-
92 LES NOURRITURES TERRESTRES
bièrent. J'y réunis aussi de belles femmes, dis-
crètes et habiles à parler ; et nous causions, le
soir, tandis que les musiciens nous enchantaient ;
puis descendant le perron de marbre, dont les
dernières marches trempaient, nous allions dans
les barques errantes endormir nos amours au
rhythme reposé des rames. Il y avait des retours
assoupis; la barque accostée tout à coup s'éveil-
lait, et Idoine à mon bras se posant, remontait
le perron, silencieuse.
L'an d'après, j'étais dans un immense parc de
Vendée, non loin des plages. Trois poètes ont
chanté l'accueil que je leur fis en ma demeure;
ils parlaient aussi des étangs avec les poissons
et les plantes, des avenues de peupliers, des
chênes isolés et des bouquets de frênes, de la
belle ordonnance du parc. — Lorsque l'automne
vint, je fis abattre les plus grands arbres, et me
plus à dévaster ma demeure. Rien ne dirait
l'aspect du parc où vadait notre société nom-
breuse, errant dans les allées où j'avais laissé
l'herbe croître. On entendait d'un bout à l'autre
des avenues, les coups de hache des bûcherons.
Les robes s'accrochaient aux branches en travers
des routes. L'automne s'éployant sur les arbres
couchés fut splendide. Une telle magnificence
s'y posait, que longtemps après je ne pus plus
penser à rien d'autre, et je reconnus là ma
vieillesse.
— J'ai depuis occupé un chalet dans les hautes
Alpes; un palais blanc à Malte, près du bol^ par-
fumé de Cilla- Vecchia, oii les citrons ont l'acide
douceur des oranges; une calèche errante en
Dalmatie — et ce jardin présentement, sur la
colline de Florence, celle qui fait face à Fiesole,
où je vous ai ce soir assemblés.
Ne médites pas trop que je dois aux événements
mon bonheur, évidemment ils me turent pro-
pices, mais je ne me suis pas servi d'eux. Ni^
croyez pas que mon bonheur soit fait à l'aidfi de
richesses; mon cœur sans nulle attache sur la
terre est resté pauvre, et je mourrai facilement.
Mon bonheur est fait de ferveur. Je sais des
jours où me répéter que deux et deux faisaient
encore quatre suffisait à m'emplir d'une eertnint'
béatitude — et lasimple vue de ma main sur !a
table. A travers indistinctement toute chose, j'ai
éperdument adoré- »
J
94 LES NOURRITURES TERRESTRES
II
La terrasse monumentale où nous étions, où
des escaliers tournants conduisaient, dominait
toute la ville et semblait, au-dessus des feuillages
profonds, une nef immense amarrée; parfois elle
semblait avancer vers la ville. Sur le haut pont
de ce navire imaginaire, cet été, je montais quel-
quefois goûter après le tumulte des rues Tapai-
sement contemplatif du soir. Toute rumeur en
montant s'épuisait; il semblait que ce fussent des
vagues et qu'elles déferlassent ici. Elles venaient
encore et par ondes majestueuses, montaient,
s'élargissaient contre les murs. Mais je montais
encore, où les vagues n'atteignaient plus. Sur la
terrasse même, on n'entendait plus rien que le
frémissement des feuillages et l'appel éperdu de
la nuit.
Des chênes verts et des lauriers immenses,
plantés en régulières avenues, venaient finir au
bord du ciel, où la terrasse même finissait ; pour-
tant des balustrades arrondies, par instants,
s'avançaient encore, surplombant et comme des
balcons dans l'azur. Là, je venais m'asseoir, je
m'enivrais de ma pensée délicieuse; là je croyais
-~i — • - -■• ».■
LES NOURRITURES TERRESTRES 95
voguer. — Au-dessus des coHines sombres, qui
s'élevaient de l'autre côté de la ville, le ciel était
de la couleur de Tor : des ramures légères, parties
de la terrasse ou j'étais, penchaient vers le cou-
chant splendide, où s'élançaient presque sans
feuilles vers la nuit. — De la ville montait ce
qui semblait une fumée; c'était de la poussière
illuminée, qui flottait, s'élevait à peine au-dessus
des places où plus de lumière brûlait. Et parfois
jaillissait comme spontanément dans l'extase, de
cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait
d'où, qui filait, suivait comme un cri dans l'es-
pace, vibrait, tournait et retombaitdéfaite, au bruit
de sa mystérieuse éclosion. J'aimais celles surtout
dont les étincelles d'or pâle retombent si longtemps
et si lentement s'éparpillent, qu'on croit après,
tant les étoiles sont merveilleuses, qu'elles aussi
sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir,
après les étincelles, demeurantes, l'on s'étonne...
puis, lentement, après, une à une, on reconnaît
chacune à sa constellation attachée, — et l'extase
en est prolongée.
/
^
<i Les événements, reprit Josèphe, ont disposé
ili; moi d'une façon que je n'ai pas approuvée. » —
— a Tant pis! reprit Ménalque. Je préfère me
dir.> que ce qui n'est pas, c'est ce qui ne pouvait
pas être. »
III
Et cette nuit ce furent les fruits qu'ils ciiantè-
ii'iit. Devant Ménalque, Alcide et quelques autres
il comblés, Hylas chanta la
RONDE
DE LA GRENADE
Vi'us chercheriez encore longtemps
Il bonheur impossible des âmes.
Joies de la chair et joies des sens
i.Ui'un autre s'il lui plaît vous condamne,
\itif:res joies de la chair et des sens —
i.tii'il vous condamne — moi je n'ose.
— Certes, Didier, philosophe (eryenl, je t'admire
Si la croyance en ta pensée, ne te (ait à la joie de l'esprit
I Iroire aucune autre prélérable.
Mais non pas dans tous les esprits ne se peuvent de telles
LES NOURRITURES TERRESTRES 97
Et certes, aussi moi je les aime,
Mortels tressaillements de mon âme.
Joies du cœur, joies de l'esprit —
Mais c'est vous, plaisirs, que je chante.
Joies de la chair, tendres comme l'herbe,
Charmantes comme les fleurs des haies
i Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des
prairies
Que les désolantes spirées qui s'effeuillent dès qu'on les
touche.
La vue — le plus désolant de nos sens...
Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous désole ;
L'esprit saisit plus aisément la pensée
Que notre main ce que notre œil convoite.
— ! que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires —
Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus par-
laite.
Les plus douces joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées.
Certes^ délicieuse est la brume, au soleil levant sur les
plaines —
Et délicieux le soleil —
Délicieuse sous nos pieds nus la terre humide
Et le sable mouillé par la mer ;
Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources ;
A baiser, les inconnues lèvres que mes lèvres touchèrent
dans l'ombre
9
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m,
fjC.
1%
98 LES NOURRITURES TERRESTRES
Mais des fruits — des fruits — Nathanaël^ que dirai-je ?
— ! que tu ne les aies pas connus,
Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère...
Leur pulpe était délicate et juteuse
Savoureuse comme la chair qui saigne,
Rouge comme le sang qui sort d'une blessure.
... Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif parti-
culière;
On les servait dans des corbeilles d'or ;
Leur goût écœurait tout d'abord, étant d'une fadeur
incomparable ;
11 n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ;
Il rappelait le goût des goyaves trop mûres,
I]t la chair en semblait passée ;
KUe laissait, après, l'âpreté dans la bouche ;
On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit nouveau;
A peine bientôt si seulement durait leur. jouissance
L'instant d'en savourer le suc ;
Et cet instant en paraissait tant plus aimable
Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.
La corbeille fut vite vidée...
Et le dernier nous le laissâmes
Plutôt que de le partager...
Hélas! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres
Quelle fut l'amère brûlure ?
Aucune eau ne les put laver —
Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dans
l'âme.
Trois jours, dans les marchés, nous les cherchâmes ;
La saison en était finie. — -
n^TS^jrTTyT^,
LES NdklRRITURES TERRESTRES 99
Où sont, Nathanaël, dans nos voyages
De nouveaux fruits pour nous donner d'autres désirs?
Il y en a que nous mangerons sur des terrassses.
Devant la mer et devant le soleil couchant.
' Il y en a que l'on confit dans de la glace
Sucrée avec un peu de liqueur dedans .
Il y en a que l'on cueille sur les arbres
De jardins réservés, enclos de murs,
Et que l'on mange à l'ombre dans la saison tropicale.
On disposera de petites tables —
Les fruits tomberont tout autour de nous
Dès qu'on agitera les branches
Où les mouches engourdies se réveilleront.
Les fruits tombés, on les recueillera dans des jattes
Et leur parfum déjà suffirait à nous charmer
Il y en a dont l'écorce tache les lèvres
Et que l'on ne mange que lorsqu'on a très soif.
Nous les avons trouvés le long des routes sablonneuses;
Ils brillaient à travers le feuillage épineux
Qui déchira nos mains lorsque nous voulûmes les
prendre ; —
Et notre soif n'en fut pas beaucoup ctanchée.
' »
100 LES NOURRITURES TERRESTRES
Il y en a dont on ferait des confitures
Rien qu'à les laisser cuire au soleil.
11 y en a dont la chair malgré l'hiver demeure sure
De les avoir mordus les dents sont agacées.
11 y en a dont la chair paraît toujours froide, même l'été.
On les mange accroupi sur des nattes,
Au fond de petits cabarets.
Il y en a dont le souvenir vaut une soif
Dès qu'on ne peut plus les trouver.
Nathanaêl, te parlerai-je des grenades ?
On les vendait pour quelques sous, à cette foire orientale
Sur des claies de roseaux où elles s'étaient éboulées.
On en voyait qui déroulaient dans la poussière
Et que des enfants nus ramassaient.
— Leur jus est aigrelet comme celui des framboises pas
mûres.
Leur fleur semble faite de cire ;
Elle est de la couleur du fruit.
Trésor gardé, cloisons de 'ruches,
Abondance de la saveur,
Architecture pentagonale.
L'écorce se fend, les grains tombent —
Grains de sang dans des coupes d'azur ;
Et d'autres^ gouttes d'or, dans des plats de bronze
émaillé !
j..
i
•I
1
LES NOURRITURES TERRESTRES 101
— Chante à présent la figue, Sémiane,
Parce que ses amours sont cachées.
Je chante la figue, dit-elle,
Dont les belles amours sont cachées.
Sa floraison est repliée.
Figue ! Chambre close où se célèbrent des noces ;
Aucun parfum ne les conte au dehors.
Comme rien ne s'en évapore,
Tout le parfum devient succulence et saveur.
Fleur sans beauté ; fruit de délices ;
Fruit qui n'est que sa fleur mûrie...
J'ai chanté la figue, dit-elle,
Chante à présent toutes les fleurs
Certes, reprit Hylas, nous n'avons pas chanté
tous les fruits...
Don du poète: celui d'être ému pour des
prunes...
(La fleur ne vaut pour moi que comme une
promesse de fruit.)
Tu n'as pas parlé de la prune.
Et l'acide prunelle des haies
Que la neige froide rend douce. ^
La nèfle qui ne se mange que pourrie ;
Et la châtaigne de la couleur des feuilles mortes
Qu on fait éclater près du feu.
9.
102
LES NOURRITURES TERRESTRES
r^5^,
tl'i. ■.
r6 '■> ,
tj:!,^
Sm-*s.
— Je me souviens de ces myrtilles des mon-
tagnes que je cueillis un jour de grand froid dans
la neige...
— Je n'aime pas la neige, dit Lothaire; c'est une
matière toute mystique et qui n'a pas encore
pris son parti de la terre. Je hais son insolite
blancheur où s'arrête le paysage. Elle est froide
et se refuse à la vie; je sais qu'elle la couve et
la protège, mais la vie n'en surnaît qu'en la fon-
dant. Ainsi je la veux, grise et sale, à demi fon-
due et déjà presque en eau pour les plantes.
— N'en parle pas — la neige aussi peut être
belle, dit Ulrich. — Elle n'est triste et douloureuse
(jue là où trop d'amour la fera fondre; et toi qui
préfères l'amour, la préfères à demi fondue. Elle
est belle où elle triomphe.
— Là nous n'irons pas, dit Hylas — et où je
dis : tant mieux, tu n'as pas à dire : tant pis.
B:y...
> '\ 'o . ■ , ■
LES NOURRITURES TERRESTRES 103
*
Et cette nuit chacun de nous chanta, soùs
forme de ballades : Moeljbée la
BALLADE
DES PLUS CÉLÈBRE? AMANTS
Suléîka ! pour vous je m'arrêtais de boire
Le vin que me versait i'échanson...
C'est pour vous que, Boabdil, à Grenade,
J'arrosais les lauriers roses du Généralifïe.
Je fus Soliman, quand, Balkis, vous vîntes des provinces
du Sud pour me proposer des énigmes.
Tamar, je fus Amnon votre frère, qui se mourait de ne
pouvoir vous posséder.
Bethsabé, quand^ suivant une colombe d'or jusque sur la
plus haute terrasse de mon palais, je vous vis, prête au
bain, descendre nue, je fus David qui fit se tuer pour moî
votre mari.
J'ai chanté pour vous, Sulamite, des chants tels qu'on les
croit presque religieux.
Fornarine, je suis celui qui criait d'amour dans tes bras.
Zobéide, je suis l'esclave que vous rencontrâtes au matin,
dans la rue qui menait à la place publique ; je portais un
panier vide sur ma tetc, et vous me le fîtes emplir, vous
1X)4 LES NOURRITURES TERRESTRES
suivant, de cédrats, de limons, de concombres, d'épices
variées et de diverses friandises ; puis, comme je vous
plus et que je me plaignais de ma fatigue, vous voulûtes
me garder la nuit, près de vos deux sœurs, et des trois
kalendars fils de roi. Et nous nous occupâmes chacun,
tour à tour, d'écouter les autres, chacun racontant son his-
toire. Quant vint mon tour de raconter : Avant de vous
avoir rencontrée, Zobéide, dis-je, je n'avais pas d'histoire
en ma vie ; maintenant comment en auraisje ? N'êtes-vous
pas toute ma vie ? — Et ce disant le porteur se bourrait de
fruits. (Je me souviens que, tout enfant, je rêvais des con-
fitures sèches dont il est tant question dans les mille et
une et une nuits. J'en ai mangé depuis, qui sont à l'es-
sence de roses, et un ami m'a parlé de celles qu'on fait avec
les letchis.)
Ariadne, je suis le passager Thésée
Qui vous abandonne à Bacchus,
Pour pouvoir continuer ma route.
Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée
Qui d'un regard, dans les enfers, vous répudie.
Importuné d'être suivi.
puis — Mopsus chanta la
BALLADE
DES BIENS IMMEUBLES
Quand la rivière commença à monter,
Il y en eut qui se réfugièrent sur la montagne ;
LES NOURRITURES TERRESTRES 105
D'autres qui se dirent : le limon engraissera nos champs;
D'autres qui se dirent : c'est la ruine ;
D'autres qui ne se dirent rien du tout.
Quand la rivière eut bien monté.
Il y avait des endroits où l'on voyait encore des arbres.
D'autres où l'on voyait des toits de maisons.
Des clochers, des murs, et plus loin, des collines ;
D'autres endroits où l'on ne voyait plus rien du tout.
Il y avait des paysans qui firent monter leurs troupeaux
dans les collines ;
D'autres qui emportèrent dans un bateau leurs petits
enfants ;
Il y en eut qui emportèrent de la bijouterie,
Des mangeailies, des papiers écrits, et tout ce qui pou-
vait flotter d'argent.
Il y en eut qui n'emportèrent rien du tout.
Ceux-ci, qui avaient fui dans des barques entraînées,
Se réveillèrent dans des terres qu'ils ne connaissaient
pas di| tout.
Il y en eut qui se réveillèrent en Amérique ;
D'autres en Chine, et d'autres sur les rives du Pérou.
Il y en eut qui ne se réveillèrent pas du tout.
106 LES NOURRITURES TERRESTRES
puis — Guzman chanta la
RONDE
DES MALADIES
dont je ne rapporterai que la fin :
A Daniietlc, je pris les fièvres.
A Singapore, je vis mon corps s'orner d'efflorescences
blanches et mauves.
A la Terre de Feu, toutes mes dents tombèrent.
Sur le Congo, un caïman me mangea un pied.
Dans les Indes, me prit une maladie de langueur,
Qui fit ma peau admirablement verte et comme transpa-
rente ;
Mes yeux semblaient sentimentalement agrandis.*
Je vivais dans une cité lumineuse ; tous les soirs il s'y
commettait tous les crimes, et pourtant, non loin du port,
continuaient de flotter des galères que l'on ne parvenait
pas à remplir. Un matin je partis sur l'une d'elles, le gou-
verneur de la ville ayant mis à ma fantaisie la force de
quarante rameurs. Quatre jours et trois nuits nous navi-
guâmes ; ils usèrent pour moi leurs forces admirables.
Cette fatigue monotone endormait leur turbulente vigueur ;
ils se lassaient à remuer sans fin l'eau des vagues ; ils de-
venaient plus beaux, rêveurs, et leurs souvenirs du passé
s'en allaient sur la mer immense. Et nous entrâmes vers
le soir dans une ville sillonnée de canaux, une ville cou-
leur de l'or ou de la cendre et qu'on nommait Amsterdam
ou Venise, suivant qu'elle était brune ou dorée.
^ .% • V *■'■
LES NOURRITURES TERRESTRES 107
IV
Ce soir, dans les jardins qui sont au pied de la
colline de Fiesole, à mi-chemin entre Florence et
Fiesole, dans ces mêmes jardins où, du temps de
Boccace, Pamphile et Fiametta chantaient, — lo
jour trop lumineux achevé — dans la nuit point
ténébreuse, Simiane, Tityre, Ménalque, Natha-
naël, Hélène, Alcide et quelques autres étaient
assemblés.
Après un demi-repas de friandises que la
grande chaleur nous avait permis de prendre
sur la terrasse, nous étions descendus dans les
allées et maintenant, après des musiques, nous
errions sous les lauriers et les chênes, attendant
rheure où nous étendre sur Therbe, près des
sources qu'un bosquet de chênes verts abritait,
et nous reposer longuement de la fatigue du
grand jour.
J'allais de groupe en groupe, et n'entendais
que des propos sans suite, encore que tous par-
lassent de Tamour.
— Toute volupté, disait Eliphas, est bonne,
et a besoin d'être goûtée.
108 LES NOURRITURES TERRESTRES
— Mais non toutes par tous, disait Tibulle; il
faut opter.
Plus loin, à Phèdre et à Bachir, c'était Térence
qui racontait :
J'aimais, disait-il, une enfant de race kabyle, à
la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre.
Elle gardait dans la volupté la plus mièvre
et déjà la plus retombée une gravité décon-
certante. Elle était l'ennui de mes jours et
les délices de mes nuits...
Et Symiane avec Hylas :
C'est un petit fruit qui demande à être souvent
mangé. —
Hylas chantait :
l\ y a des petites voluptés qui ont été pour nous, comme,
sur les bords de routes, ces petits fruits de maraude, aigres,
et qu'on aurait voulu plus sucrés.
Sur l'herbe, près des sources, nous nous assî-
mes :
... un chant d'oiseau de nuit, près de moi,
m'occupa pendant un instant plus que leurs
LES NOURRITURES TERRESTRES 109
paroles ; quand je recommençai d'écouter, Hyias
parlait :
... Et chacun de mes sens^eu ses désirs. Quand j'ai
voulu rentrer en moi, j'ai trouvé mes serviteurs et mes
servantes à ma table ; je n'ai plus eu la plus petite place
où m*asseoir. La place d'honneur était occupée par la soif ;
d'autres soifs lui disputaient la belle place. Toute la table
était querelleuse ; mais ils s'entendaient contre moi. Quand
j'ai voulu rentrer et m'approcher de la table, ils se sont
tous levés contre moi, déjà ivres ; ils m'ont chassé de chez
moi; ils m'ont traîné dehors, et je suis ressorti pour aller
leur cueillir des grappes.
Désirs ! Beaux désirs — je vous apporterai des grappes
écrasées; j'emplirai de i^ouvelies fois vos énormes coupes;
mais laissez-moi rentrer dans ma demeure — et que je
puisse encore, quand vous dormirez dans l'ivresse, me
couronner de pourpre et de lierre, — couvrir le souci de
mon front sous une couronne de lierre .
L'ivresse s'emparait de moi-même, et je ne
pouvais plus bien écouter; par instants, quand le
Chant de Toiseau se taisait, la nuit semblait
devenir silencieuse comme si je l'eusse seul
contemplée; par instants il me semblait de par-
tout entendre des voix jaillissantes qui se mêlaient
à celles de notre nombreuse société: —
Nous aussi, nous aussi, disaient-elles, nous avons connu
les lamentables ennuis de nos âmes. —
Les désirs ne nous laissent pas tranquillement tra-
vailler. —
lô
110 LES KOURRITÙRKS TERRESTRES
... Cet été, tous mes désirs eurent soif.
Il semblait qu'ils eussent traversé des déserts.
Et je me refusais à leur donner à boire,
Tant je les savais malades pour avoir bu. —
(Il y avait des grappes où dormait de l'oubli ; il y en
avait où mangeaient des^ abeilles ; il y en avait où du soleil
semblait rester.) —
... Un désir s'est assis à mon chevet tous les soirs.
. Je l'y retrouve à chaque aurore.
II a veillé sur moi toute la nuit.
J'ai marché; j'ai voulu lasser mon désir :
Je n'ai pu fatiguer que mou corps.
Chante à présent, Cléodalise, la
RONDE
DE TOUS LES DÉSIRS
Je ne sais ce que j'avais pu rêver cette nuit.
A mon réveil tous mes désirs eurent soif.
Il semblait qu'en dormant, ils eussent traversé des
déserts.
Entre le désir et l'ennui
Notre inquiétude balance. —
Désirs I Est-ce que vous ne vous lasserez pas ?
■ s n — »» » — «^— »
LES NOURRITURES TERRESTRES 111
Oh ! oh ! oh î oh ! cette petite volupté, qui passe! — et
qui sera bientôt passée ! — Hélas ! hélas ! je sais comment
prolonger ma souffrance ; mais mon plaisir je ne sais
comment l'apprivoiser .
Entre le désir et l'ennui, notre inquiétude balance.
Et l'humanité tout entière m'a paru, comme un malade
qui se retourne dans son lit pour dormir — qui cherche le
repos et ne trouve même pas le sommeil. —
Nos désirs ont déjà traversé bien des mondes ;
Ils ne sont jamais rassasiés .
Et la nature entière se tourmen te, entre soif de repos et
soif de volupté.
Nous avons crié de détresse.
Dans les appartements déserts.
Nous sommes montées sur des tours
D'où l'on ne voyait que la nuit ;
Chiennes, nous avons hurlé de douleu i
Le long des berges desséchées ;
Lionnes nous avons rugi dans l'Aurès — et nous avons
brouté, chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc
des tiges creuses — car l'eau n'abonde pas au désert.
Nous avons traversé, hirondelles.
De vastes mers sans nourriture;
112 LES NOURRITURES TERRESTRES
Sauterelles, pour nous nourrir nous avons dû tout dé-
vaster.
Algues, nous ont ballotées les orages;
Flocons, nous avons été roulés par les vents.
! pour un immense repos, je souhaite la mort salutaire;
et qu'enfin mon désir exténué ne puisse plus fournir à de
rcuvelles métempsychoses. Désir I je t'ai traîné sur les
routes; je t'ai désolé dans les champs : je t'ai soûlé dans
dans les grand'villes ; je t'ai soûlé sans te désaltérer;
— je t'ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t'ai pro-
mené partout; — je t'ai bercé sur les vagues; j'ai voulu
t'endormir sur les flots Désir I Désir I que te ferai-je?
que veux-tu donc ? — Est-ce que tu ne te lasseras pas ?
La lune parut entre les branches des chênes —
monotone mais belle autant que les autres fois.
Par groupes, à présent ils causaient et je n'en-
tendais que des phrases éparses... il me sembla
que chacun parlait à tous les autres de l'amour
et sans s'inquiéter qu'il n'était d'aucun autre
écouté.
Puis les conversations se défirent, et comme
la lune disparaissait derrière les branches plus
épaisses des chênes, ils restèrent couchés les uns
près des autres, dans les feuilles, écoutant sans
plus les comprendre les parleurs ou les parleuses
LES NOURRITURES TERRESTRES 113
attardés mais dont les voix plus discrètes ne
parvinrent bientôt plus à nous que mêlées au
chuchotement du ruisseau sur les mousses.
Simiane alors se levant, se fit une couronne de
lierre et je sentis l'odeur des feuilles déchirées.
Hélène dénoua ses cheveux qui retombèrent sur sa
robe et Rachel s'en alla recueillir de la mousse
humide pour en mouiller ses yeux et les apprêter
au sommeil.
La clarté même de la lune disparut. Je restais
étendu, lourd de charme et grisé jusqu'à la tris-
tesse. Je ne parlai pas de l'amour. J'attendais le
matin pour partir et courir au hasard des routes.
— Déjà depuis longtemps sommeillait ma tête
lassée. — Je dormis quelques heures; — puis,
quand vint l'aube, je partis. —
iO.
LIVRE V
"^
Tu disais: nous nous posséderons au printemps,
sous telles branchesque je connais; tel lieu couvert
et plein de mousses; il sera telle heure du jour;
il fera telle douceur de l'air, et l'oiseau qui l'an
dernier y chantait, chantera. — Mais le printemps
vint tard cette année ; l'air trop frais proposait une
joie différente.
L'été fut languissant et tiède — mais tu comptais
sur une femme, qui ne vint pas- Et tu disais : cet
automne du moins compensera ces mécomptes
et consolera mes ennuis. Elle n'y viendra pas, je
suppose — mais du moinsrougiront les grands bois.
Certaines journées encore douce?, j'irai m'asseoîr
au bord de l'étang, où/l'an passé, tant de feuilles
mortestombèrent.J'attendrairapprochedusoir...
D'autres soirs je descendrai sur les lisières où les
derniers rayons se reposeront Mais l'automne
118 LES NOURRITURES TERRESTRES
fut pluvieux cette année; les bois pourris ne se
colorèrent qu'à peine, et sur les bords de Fétang
débordé tu ne pouvais venir t'asseoir.
Cette année, je fus sans cesse occupé sur les
terres. J'assistais aux récoltes et aux labours. Je
pus voir rautomne avancer. La saison était incom-
parablement tiède, mais pluvieuse. Vers la fin de
septembre, une effrayante bourrasque qui n'arrêta
pas de souffler durant douze heures,, sécha les
arbres d'un seul côté. Peu de temps après les feuilles
qui étaient restées à l'abri du vent se dorèrent. Je
vivais si loin des hommes que cela me parut aussi
important à dire que n'importe quelle passion.
Il y a des jours et d'autres jours encore. Il y a
des matins et des soirs,
— Il y a des matins où l'on se lève avant l'aube,
— plein de torpeur. 0! gris matin d'automne, où
l'âme s'éveille non reposée, si lasse et d'une si
brûlante veillée, qu'elle souhaite dormir encore
et suppute le goût delà mort. — Demain je quitte
LES NOURRITURES TERRESTRES 119
cette campagne qui grelotte; Therbe est pleine de
givre Je sais, comme les chiens qui dans des
cachettes de terre ont gardé du pain et des os pour
leur faim, je sais où me trouver telles voluptés
réservées. — Sortir: — je sais, au tournant creux
du ruisseau, un peu d'air tiède ; au-dessus de la
barrière du bois un tilleul d'or pas encoredépouillé.
Un sourire et une caresse de main au petit garçon
de la forge, sur le chemin de son école... L'odeur,
plus loin, d'une abondance de feuilles tombées.
Une femme à qui je puis sourire; près de la hutte,
un baiser à son petit enfant. Le bruit des marteaux
de la forge qui l'automne s'entend de très loin
Est-ce tout? — Ah! dormons! — c'est trop peu de
chose — et je suis trop las d'espérer
Départs horribles dans la demi-clarté d'avant
l'aube. Grelottement de Fâme et de la chair.
Vertige. On cherche ce qu'on pourrait bien em-
porter encore. — Qu'aimes-tu tant dans les départs,
Ménalque? — Il répondit: L'avant-goût de la mort.
Non certes ce n'est pas tant voir autre chose, que
me séparer de tout ce qui ne m'est pas indispen-
sable. Ah! de combien de choses, Nathanaêl, on
y
.^MMttlA^
'T5
120 LES NOURRITURES TERRESTRES
aurait encore pu se passer! Ames jamais suffisam-
ment dénuées, pour être enfin suffisamment em-
plies d'amour — d'amour, d'attente et d'espérance,
qui sont nos seules vraies possessions. — Ah I tous
ces lieux où Ton aurait tout aussi bien pu vivre 1
Lieux où foisonnerait le bonheur. Fermes labo-
rieuses ; travaux inestimables des champs ; fatigue ;
immense sérénité du sommeil Mais partons!
11 suffit d'un malheureux pour tout gâter. L'effort
de l'homme est méprisable. Je n'en estime jamais
qu'un entre tous et c'est toujours n'importe qui .
II
Le Voyage en diligence
J'ai quitté mes vêtements de la ville, qui m'obli-
geaient à garder trop de dignité . .
Il était là, contre moi ; je sentais aux battements
de son cœur que c'était une créature vivante, et
la chaleur de son petit corps me brûlait. Il dor-
mait contre mon épaule; je l'entendais respirer
LES NOURRITURES TERRESTRES 121
J'étais gêné par la douceur de son haleine, mais
je ne bougeais point de peur de réveiller. Sa tète
délicate ballottait aux grands cahots de la voiture
où nous étions horriblement entassés; les autres
aussi dormaient encore, épuisant un reste de nuit.
— Certes oui, j'ai connu Famour, Tamour encore
et beaucoup d'autres; mais de cette tendresse
d'alors est-ce que je ne pourrai rien dire? — Certes
oui, j'ai connu l'amour. —
Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout
ce qui rôde; je me suis épris de tendresse pour
tout ce qui ne sait où se chauffer, et j'ai passionné-
ment aimé tout ce qui vagabonde.
Il y a quatre ans, je me souviens, je passai la
fin d'un jour dans cette petite ville que je retra-
verse à présent; la saison était, comme à présent,
l'automne ; ce n'était non plus pas un dimanche
et l'heure chaude était passée.
Je me promenais, je me souviens, comme à
présent, dans les rues, jusqu'à ce que sur le bord
11
122 LES NOURRITURES TERRESTRES
de la ville s'ouvrit un jardin en terrasse dominant
la belle contrée.
Je suis la même route et je reconnais tout — je
remets mes pas sur mes pas et mes émotions....:
Il y avait un banc de pierre ou je m'assis. — Voici,
— J'y lisais. Quel livre? — ah ! : Virgile. — Et
j'entendais monter le bruit des battoirs des
laveuses. — Je l'entends. — L'air était calme, —
comme aujourd'hui.
Les enfants sortent de l'école; je m'en souviens.
Des passants passent, comme ils passèrent. Le
soleil se couchait; voici le soir; et les chants du
jour vont se taire
C'est tout.
Mais, dit Àngèle, cela ne suffit pas pour faire une
poésie
Alors laissons cela, répondis-je.
— Nous avons connu le lever hâtif d'avant
l'aube.
Lé postillon attelle les chevaux dans la cour.
LES NOURRITURES TERRESTRES 123
Des seaux d'eau lavent le pavé! Bruit de la
pompe.
Tête enivrée de qui n'a pu dormir à force de
pensées. Lieuxquel'ondoitquitter; petite chambre;
ici, pendant un instant, j'ai posé ma tête ; j'ai senti ;
j'ai pensé; j'ai veillé. — Qu'on meure! et qu'im-
porte où; — dès qu'on ne vit plus, c'est n'importe
où et nulle part. — Vivant, je fus ici... Chambres
quittées ! Merveilles des départs que'je n'ai jamais
voulu tristes. Une exaltation me vint toujours de
la possession présente de ceci. — A cette fenêtre,
penchons-nous donc encore un instant Il vient
un instant de partir. Celui-ci je le veux immédia-
tement qui le précède... pour me pencher encore
dans cette nuit presque achevée, vers l'infinie
possibilité du bonheur...
Instant charmant, verse à l'immense azur un
flot d'aurore
La diligence est prête. Partons ! — que tout ce
que je viens de penser se perde comme moi dans
l'étourdissement de la fuite
>'7?
124 LES NOURRITURES TERRESTRES
Passage de forét — zone de températures par-
fumées. Les plus tièdes ont Todeur de la terre;
les plus froides, Todeur des feuilles rouies. —
J'avais les yeux fermés; je les rouvre. Oui: voilà
les feuilles; voici le terreau remué
Strasbourg,
0! ''folle cathédrale" — avec ta tour aérienne!
— du sommet de ta tour, comme d'une nacelle
balancée, on voyait sur les toits les cigognes
orthodoxes et compassées
avec leurs longues pattes,
lentement, — parce que c'est très difficile de s'en
servir.
Auberges.
La nuit j'allais dormir au fond des granges;
Le postillon venait me retrouver dans le foin.
Auberges.
à mon troisième verre de kirsch , un sang
plus chaud commença de circuler sous mon
crâne;
LES NOURRITURES TERRESTRES 125
à mon quatrième verre, je commençai de
ressentir cette légère ivresse qui, rappro-
chant tous les objets les mettait à portée
de ma prise;
au cinquième, la salle où j'étais, le monde,
me sembla prendre enfin des proportions
' plus sublimes, où mon sublime esprit, plus
librement, évoluait;
au sixième verre, en étant un peu fatigué, je
m'endormis.
(Toutes les joies de nos sens ont été imparfaites
comme des mensonges.)
Auberges.
J'ai connu le vin lourd des auberges, qui revient
avec un goût de violette, et procure le sommeil
de midi ; j'ai connu l'ivresse du soir, quand il
semble que toute terre vacille sous le seul poids
de votre puissante pensée. —
Nathanaël, je te parlerai de l'ivresse. — Natha-
naël, souvent le plus simple assouvissement me
fut une ivresse, tant, avant, j'étais ivre déjà de
désirs. Et ce que je cherchais sur les routes, ce
11.
126 LB8 KOL'RRITURES TERRESTRES
n'était pas d'abord tant une auberge que ma
faim.
Ivresses — du jeune, quand on a marché de très bon
matin, et que la faim n'est plus un appétit mais un ver-
tige; ivresse de la soif, lorsqu'on a marché jusqu'au soir.
Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme
une débauche et je goûtais après, lyriqueraent, l'intense
sensation de ma vie. Alors, l'apport voluptueux de mes
sens faisait de chaque objet qui les touchait, comme mon
palpable bonheur.
J'ai connu l'ivresse qui déforme légèrement les pensées...
Je me souviens d'un jour où elles se déduisaient comme
des tuyaux de lorgnettes; l'avant-dernière semblait tou-
jours déjà la plus fine; et puis il en sortait toujours une
plus fine encore. — Je me souviens d'un jour où elles deve-
naient si rondes que vraiment il n'y avait plus qu'à les laisser
rouler. Je me souviens d'un jour où elles étaient si élas-
tiques chacune prenait successivement les formes de toutes,
et réciproquement. D'autres fois c'en était deux qui, pa-
rallèles^ semblaient vouloir croître ainsi pour jusqu'au
on d de l'éternité.
J'ai connu l'ivresse qui vous fait croire meilleur, plus
grand, plus respectable, plus vertueux, plus petit, etc. —
que l'on n'est.
Automnes.
Il y avait de grands labours dans les plaines.
Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux
LES KOURRITUKES TERRESTRES 127
lassés prenaient une allure plus lente. Chaque
soir m'enivrait comme si j'y sentais pour la pre-
mière fois rôdeur de la terre. J'aimais alors
m'asseoir au talus de Torée, parmi les feuilles
mortes; écouter les chants du labour, regardant
le soleil exténué s'endormir au fond de la
plaine. —
Saison humide ; pluvieuse terre normande...
Promenades. — Landes, mais sans âpreté. —
Falaises. — Forêts. — Ruisseau remonté. Repos
à Tombre ; causeries. — Fougères rousses.
Ah I pensions-nous, — que ne te rencontrâmes
nous en voyage, prairie, et que nous eussions
voulu traverser à cheval. (Elle était complètement
entourée de forêts.)
Promenades le soir.
Promenades la nuit. —
128 LES IVOURRITUKES TERRESTRES
Promenades.
... Être me devenait énormément voluptueux.
J'eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ;
celles des poissons et des plantes. Sur toutes
joies des sens j'enviais celles du toucher. —
Un arbre isolé, dans une plaine, à Tautomne,
complètement environné d'ondée; ses feuilles
roussies tombaient: je pensais que l'eau abreu-
vait pour longtemps ses racines, dans la terre
profondément imbibée. — A cet âge mes. pieds
nus étaient friands du contact de la terre mouillée,
du clapot des flaques, de la fraîcheur ou de la
tiédeur de la boue. — Je sais pourquoi j'aimais
tant l'eau et surtout les choses mouillées : c'est
que Teau plus que l'air nous donne la sensation
immédiatement différente de ses températures
variées. — J'aimais les souffles mouillés de l'au-
tomne... Plifvieuse terre de Normandie !...
La Roque.
Les chariots sont rentrés chargés de mois-
sons odorantes.
Les greniers se sont emplis de foin.
Chariots pesants, heurtés aux talus, caliott's
aux ornières; que de fois vous me ramenâtL's des
champs, couché sur les tas d'herbes sèches. ;ivec
les rudes garçons laneurs.
Quand pourrai-je, ahl couché sur les nu-iiles,
attendre -encore le soir venir? —
Le soir venait; on arrivait aux granges — iluns
la cour de la ferme où les derniers rayons
s'attardaient.
m
La Ferme
Fermier!
Fermier ! chante ta ferme. — Je veux m'y
reposer un instant — et rêver, auprès de tes fiiaii-
ges, à l'été que les parfums des foins me rappel-
leront.
Prends tes clefs — une à une — ouvre-inoi
chaque porte...
La première est celle des granges...
Ah 1 que si les temps sont fidèles !... ah ! que d.iris la
chaleur des foiDS ne reposd-je près de la grangs!,., au
lieu de, vagabond, à lorce de ferveur.
130 LES NOURRITURES TERRESTRES
du désert !... J'écouterais les chants des moissonneurs, et
je verrais, tranquille, rassuré, les moissons, provisions
inestimables, rentrer sur les chariots accablés — comme
d'attendantes réponses aux questions de mes désirs. Je
n'irais plus chercher de quoi les rassasier dans la plaine;
ICI je les gorgerais à loisir.
11 est un temps de rire — et il est un temps d'avoir ri .
11 est un temps de rire, certes — puis de se souvenir d'a-
voir ri.
Certainement, Nathanaël, c'était moi-même, moi, pas un
autrCj qui regardais ces mêmes herbes s'agiter — ces herbes
maintenant, qui pour l'odeur des foins sont flétries, comme
toutes les choses coupées — ces herbes vivre, être vertes
et blondes, se balancer au vent du soir. — Ah ! que ne
revenir au temps où couchés au bord des pelouses...
l'herbe profonde accueillait notre amour. — Le gibier circu-
lait sous les feuilles ; chacune de ses sentes était une avenue ;
et quand je me penchais et regardais de près la terre, de
feuille en feuille, de fleur en fleur je voyais une multitude
d'insectes.
Je connaissais l'humidité du sol à l'éclat du vert et à la
nature des fleurs ; tel pré se constellait de marguerites ;
mais les pelouses que nous préférions et dont profitait
notre amour étaient toutes blanchies d'ombelles, les unes
légères, les autres, celles de la grande verse, opaques et
puissamment élargies. Vers le soir, elles semblaient, dans
l'herbe devenue plus profonde, flotter, comme des méduses
luisantes, libres, détachées de leur tige, soulevées par la
brume montante.
LES ?iOUKRITURES TERRESTRES 131
La seconde porte est celle des greniers :
Monceaux de grains, je vous louerai — mes fermes sont
closes ! — Céréales; blés roux : richesse dans Tattente, ines-
timable provision. — Que notre pain s'épuise! Greniers, j'ai
votre clef. Monceaux de grains, vous êtes là. Serez-vous
tous mangés avant que ma faim ne se lasse ? — Dans les
champs les oiseaux du ciel, dans le grenier les rats — et
tous les pauvres à nos tables... En reste-t-il jusqu'au bout
de ma faim... ? — Grains, je garde devons une poignée; je
la sème en mon champ si fertile ; je la sème en la bonne
saison ; un grain en produit cent, un au^re mille. . .
Grains! où ma faim abonde, grains ! vous aurez sura-
bondé ! — Blés qui poussez d'abord comme une petite
herbe verte, dites quel épi jaunissant portera votre tige
courbée ! — Chaume d'or, aigrettes et gerbes — poignée de
grains que j'ai semés...
La troisième porte est celle de la laiterie :
Repos ; silence ; égouttement sans fin des claies où les
fromages se rétrécissent ; tassement des mattes dans les
manchons de métal; par les jours de grande chaleur de
juillet, l'odeur du lait caillé paraissait plus fraîche et plus
fade... non, pas fade: — mais d'une âcreté si discrète et si
délavée qu'on ne la sentait qu'au fond des narines et déjà
plus goût que parfum.
Baratte qu'on entretient de la plus grande propreté.
Petits pains de beurre sur des feuilles de choux ; — mains
^ 132 LES ^'OURRITURES TERRESTRES
i
rouges de la fermière ! fenêtres toujours ouvertes, mais
tendues de toiles en métal pour empêcher les chats et les
mouches d'entrer. Les jattes sont alignées, pleines de lait
toujours plus jaune jusqu'à ce que toute la crème en soit
montée. — La crème affleure lentement ; elle se boursoufle
et se ride et le petit-lait s'en dépouille . Quand il s'en est
complètement appauvri on enlève (Mais, Nathanaêl, jene
peux te raconter tout cela. — J'ai un ami qui fait de l'a-
griculture et qui pourtant en parle merveilleusement ; — il
m'explique l'utilité de chaque chose et m'enseigne comme
quoi même le petit-lait n'est pas perdu.) (En Normandie on
le donne aux porcs, mais il parait qu'il y a mieux à en
faire que ça.)
La quatrième porte ouvre sur Tétable :
Elle est intolérablement tiède, mais les vaches sentent
bon... Ah ! que ne suis-je au temps où, avec les enfants du
fermier dont la chair en sueur sentait bon, au temps ou
nous courions entre les jambes des vaches ; nous cher-
chions des œufs dans le coin des râteliers ; nous regar-
dions, pondant des heures les vaches; nous regardions choir,
éclater les bouses ; on pariait à celle qui iienterait la pre-
mière, et un jour je m'enfuis terrifié parce que je crus
qu'il y en avait une qui allait tout d'un coup faire un veau.
La cinquième porte est celle du fruitier :
Devant une baie de soleil, les raisins sont pendus à des
LES NOURRITURES TERRESTRES 133
ficelles ; chaque grain médite et mûrit, rumine en secret
la lumière ; il élabore un sucre parfumé. — Poires, amon-
cellement des pommes. — Fruits ! j'ai mangé votre
pulpe juteuse ; j'ai rejeté les pépins sur la terre ; qu'ils
germent ! pour nous redonner le plaisir. Amande délicate ;
promesse de merveille ; nucléole ; petit printemps qui dort
en attendant. Graine entre deux étés ; graine par l'été
traversée. — Nous songerons après, Nathanaêl, à la germi-
nation douloureuse (l'effort de l'herbe pour sortir du grain
est admirable). — Mais émerveillons-nous à présent
de ceci : chaque fécondation s'accompagne de volupté . Le
fruit s'enveloppe de saveur; et de plaisir toute persévé-
rance à la vie. Pulpe du fruit, preuve sapide de l'amour !
La sixième porte est celle du pressoir :
Ah ! que ne suis-je étendu, maintenant, sous le hangar
— où la chaleur défaille — près de toi, parmi la pressure
des pommes, parmi les acres pommes pressurées. Nous
chercherions, ah I Sulamite I si la volupté de nos corps,
sur les pommes mouillées, est moins prompte à tarir, plus
prolongée, sur les pommes, — soutenue par leur odeur
sucrée. .. Le bruit de la meule berce mon souvenir...
La septième porte ouvre sur la distillerie :
Pénombre; foyer ardent; machines ténébreuses; — le
suivre des bassines surgit. Alambic; sa suppuration mys-
12
n^
134 LES NOURRITURES TERRESTRES
lérieuse précieusement recueillie. (J'ai vu de même re-*
cueillir la résine des pins, la gomme maladive de meri-
siers, le lait des figuiers élastiques, le vin des palmiers
étêtés.) — Fiole étroite ; toute une vague d'ivresse, en toi, se
concentre, déferle ; l'essence, avec tout ce qu'il y avait de
délicieux, de puissant dans le fruit ; de délicieux et de
parfumé dans la fleur. — Alambic ; ah ! goutte d'or qui va
suinter. (Il y en a de plus sapides que le jus concentré des
cerises; d'autres parfumées comme les prés.) Nathanaèl I
c'est là vraiment une vision miraculeuse ; il semble qu'un
printemps tout entier se soit ici tout concentré... Ah ! que
mon ivresse à présent théâtralement me le déploie. Que je
boive, enfermé dans cette salle très obscure et dont je ne
m'apercevrai plus — que je boive de quoi redonner à ma
chair — et pour libérer mon esprit, la vision de tout Tail-
leurs que je souhaite. ..
La huitième porte est celle des remises.
— Ah! j'ai brisé ma coupe d'or — je me réveille— l'ivresse
n*est jamais qu'une substitution du bonheur : — Berlines !
toute fuite est possible; traîneaux^ pays glacé, j'attelle à
à vQusmes désirs. —Nathanaèl^ nous irons vers les choses;
nous atteindrons successivement à tout. Nous ne nous ar-
rêterons que délicieusement. J'ai de l'or dans les fontes
de ma selle ; dans mes coffres des fourrures qui feraient
presque aimer le froid. Roues ! qui compterait vos tours
dans la fuite. Calèches, maisons légères, pour nos délices
suspendues, que notre fantaisie vous enlève ! Charrues, que
des bœufs sur nos champs vous promènent ! creusez la
terre comme un boutoir : le soc iDompIoyé dans 1' hiirK^tiT
se rouille, et tous ces instruments... Vous toulL-. im^sj-
bilités oisives de nos étres> eu souflrance, atleiiilaiit ~
attendant que s'attelle à tous un désir, — pour ihm vi>ut
des plus belles contrées...
Qu'une poussière de neige nous suive, que --iiiilijvei'a
notre rapidité... Traîneaux ! j'attelle à vous toii> < tic-
sirs...
La dernière porte ouvrait sur la plaiiir
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I
LIVRE VI
p
i^l^
If^lp
1
LYNGEUS
Zum sehen geboren,
Zum schauen bestellt
Goethe (Faust II).
Commandements de Dieu, vous avez endolori mon
âme.
Commandements de Dieu, serez -vous dix ou vingt ?
Jusqu'où rétrécire2-vous vos limites ?
Enseignerez-vous qu'il y a toujours plus de choses
défendues?
— De nouveaux châtiments promis à la soif
de tout ce que j'aurai trouvé beau sur la terre ?
Commandements de Dieu, vous avez rendu malade
mon âme.
Vous avez entouré de murs les seules eaux pour me
désaltérer.
Mais je me sens à présent, Nathanaël,
plein de pitié pour
les fautes délicates des hommes.
\
Natbanaêl, je t'enseignerai que toutes Li]Oh<es
sont divinement naturelles.
Nathanaël, je te parlerai de tout.
— Je mettrai dans tes mains, petit pâtre, une
houlette sans métal, et nous guiderons Joutt'-
ment, en tous lieux, des brebis qui n'ont tiicore
suivi aucun maître.
Pâtre, ie guiderai tes désirs vers tout ci- (|iril
y a de beau sur la terre.
Nathanaël, je veux enflammer tes lèvres (rime
soif nouvelle, — et puis approcher d'elJfs des
coupes pleines de fraîcheur; — j'ai bu — je sais
les sources où les lèvres se désaltèrent,
Nathanaël, je te raconterai les sources :
» •
5
142 Les nourritures terrestres
Il y a des sources qui jaillissent des rochers ;
Il y en a qu'on voit sourdre de sous les gla-
ciers —
Il y en a de si bleues qu'elles en ont Fair
plus profondes;
(A Syracuse la Cyané merveilleuse de cela.)
Source azurée; vasque abritée; éclosion d'eau
entre des papyrus; nous nous sommes penchés
de la barque; sur un gravier qui semblait de
saphirs, des poissons d'azur naviguaient.
A Zaghouan, du Nymphéum jaillissent les eaux
qui jadis abreuvaient Cartbage.
A Vaucluse, l'eau sort de terre, abondante
comme si elle coulait depuis longtemps; c'est
déjà presque un fleuve, et qu'on peut remonter
sous la terre; il traverse des grottes et s'imprègne
de nuit. La lumière des torches vacille, est op-
pressée; puis il y a un endroit tellement sombre
qu'on se dit : Non, jamais je ne pourrai remonter
ce fleuve plus longtemps.
Il y a des sources ferrugineuses, qui colorent
somptueusement les rochers.
Il y a des sources sulfureuses, dont l'eau verli'
et chaude parait d'abord empoisonnée, — nais.
Nathanaël, lorsqu'on s'y baigne, la peau devieiil
si suavement douce, qu'après elle est encore plus
délicieuse à toucher.
11 y a des sources d'où s'essorent des brumes,
au soir; brumes qui flottent autour dans la nuil
et qui, le matin, lentement se dissipent.
Petites sources très simples, étiolées entre iis
mousses et les joncs.
Sources où viennent laver les laveuses et qui
font tourner des moulins.
Inépuisable provision 1 jaillissement des eaux.
Abondance de l'eau sous les sources; réservoirs
cachés; vases déclos. La roche dure éclatera. La
montagne se couvrira d'arbustes; — les pays
arides se réjouiront et toute l'amertume du
déser t
fleurira.
Plus de sources jaillissent de la terre que nous
n'avons de soifs pour les boire.
144 LES NOURRITURES TERRESTRES
Eaux sans cesse renouvelées ; vapeurs célestes
qui retombent ;
Si Ton manque d'eaux dans la plaine, que la
plaine vienne boire aux montagnes — ou que des
canaux souterrains portent Teau des monts vers la
plaine. — Irrigations prodigieuses de Grenade. —
Réservoirs; Nymphées. — Certes, il y a d'extraor-
dinaires beautés dans les sources — d'extraor-
dinaires délices à s'y baigner : Piscines! Pis-
cines! nous sortirons de vous purifiés.
Comme le soleil dans l'aurore
La lune dans la rosée de la nuit —
Dans votre humidité courante
Nous laverons nos membres fatigués.
Il y a d'extraordinaires beautés dans les sources;
et les eaux qui filtrent sous la terre. Elles appa-
raissent après aussi claires que s'elles avaient
traversé du cristal ; il y a d'extraordinaires délices
à les boire : elles sont pâles comme l'air, inco-
lores comme s'elles n'étaient pas, et sans goût;
on ne s'aperçoit d'elles que par leur extrême fraî-
cheur et c'est comme leur vertu cachée. Natha-
g KOVRtUTUBES
Daêl, as-tu compris qu'on puisse délirer les
boire?
Les plus grandes joies de mes sieus
Ç'ont été des soifs étanchées.
Je te dirai mainteuaDt, Natbanaêl, la
RONDE
DE MES SOIFS ÉTANCHÉES
Car nous avons eu pour approcher des coupes pleines
Des lèvres plus tendues que vers des baisers ;
Coupes pleines si vite vidées. ■•
Les plus grandes joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées.
II est des boissons qu'on prépare
Avec le jus des oranges pressurées.
Des citrons, des limons.
Et qui rafraîchissent parce qu'elles sonl
A la (ois acides et douceâtres.
J'ai bu dans des verres si minces
Qu'on pensait les briser avec sa bouche
I
^
'îi
146 LES NOURRITURES TERRESTREÔ
Avant même que les dents ne les touchent;
Et les boissons semblent meilleures là-dedans,
Car presque rien, de nos lèvres ne les séparent.
J'ai bu dans des gobelets élastiques
Qu'on pressait entre ses deux mains
Pour en faire monter le vin jusqu'à ses lèvres.
J'ai bu des sirops lourds dans de grossiers verres d'auberges,
Aux soirs des jours où j'avais marché sous le soleil; —
Et parfois l'eau très froide des citernes
Me faisait mieux sentir après l'ombre du soir.
J'ai bu de l'eau qu'on avait gardée dans des outres
Et qui sentaient la peap de chèvre goudronnée.
J'ai bu des eaux presque couché sur la rive
De ruisseaux où j'aurais voulu me baigner —
Les deux bras nus plongeant dans l'eau vive
Jusqu'au fond, où l'on voit les cailloux blancs s'agiter.
Et la fraîcheur m'entrait aussi par les épaules.
Les bergers buvaient l'eau dans leurs mains;
Je leur appris à l'aspirer avec des pailles.
Certains jours je marchais au grand soleil,
L'été, durant les heures les plus chaudes,
Cherchant de grandes soifs à pouvoir étanchôr.
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"»
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LES NOURRITURES TERRESTRES 147
• Et VOUS sauvenez-vous, mon ami, qu'une nuit, durant
notre affreux voyage, nous nous sommes relevés, transpi-
rants, — pour boire, à la cruche déterre^ l'eau qu'elle avait
faite glacée ?
Citernes, puits cachés où descendent des femmes. Eaux
qui n'ont jamais vu la lumière; goût d'ombre. — Eaux très
aérées. — Eaux anormalement transparentes, et que je
souhaitais azurées, — ou mieux vertes, pour qu'elles me
parussent plus gelées — et légèrement auisées.
Les plus grandes joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées.
Non! tout ce que le ciel a d'étoiles, tout ce
qu'il y a de perles dans la mer, de plumes blan-
ches au bord des golfes, je ne les ai pas encore
toutes comptées.
Ni tous les murmures des feuilles; ni tous les
sourires de l'aurore; ni tous les rires de l'été- — Et
maintenant encore que dirai- je ? — Parce que ma
bouche se tait, pensez-vous que mon cœur se
taise?
1 champs baignés d'azur 1
0! champs trempés de miel 1
Les abeilles viendront, lourdes de cire
148 LES NOURRITURES TERRESTRES
J'ai VU des ports obscurs où l'aube était ca-
chée
derrière le treillis des vergues et des voiles.
Le départ furtif des barques, au matin,
entre les coques des grands navires. On se cour-
bait pour passer sous les câbles tendus des
amarres. — La nuit j'ai vu partir des galions
sans nombre, s'enfonçant dans la nuit, s'enfon-
çant vers le jour.
Ils ne sont pas si brillants que les perles ; ils
ne sont pas si luisants que l'eau; les cailloux
du sentier pourtant brillent. Réceptions douces
de la lumière, dans les sentiers couverts où je
marchais.
Mais de la phosphorescence, Nathanaél, ah!
que dirai-je? La matière est infiniment poreuse
à l'esprit, acceptante de toutes les lois, obéissante!
transparente de part en part. — Tu n'as pas vu
les murs de cette cité musulmane, rougir le soir,
s'éclairer faiblement la nuit. Murs profonds où
la lumière durant le jour s'est déversée; murs
blancs comme le métal à midi (la lumière s'y
thésaurise) ; dans la nuit vous sembliez la redire,
la redire très laiblemenl. — Cités, vous m'avez sem-
blé transparentes ! vues delà colline, de lu bas, dans
la grande ombre de la nuit enveloppante, vous
luisez, pareilles à ces creuses lampes cl'albàtre,
images d'un cœur religieux — pour la clarté qui
les emplit comme poreuses, et dont la lueur sup-
pure autour comme du lait.
Cailloux blancs des routes dans l'ombre; ré-
ceptacles de clarté. Bruyères blanches dans Les
crépuscules des landes; dalles de marbre des
mosquées! fleurs des grottes des mers, actinies I
Toute blancheur est de la clarté réservée.
J'appris à juger tous les êtres à leur Ciip;itilé de
réceptions lumineuses; certains qui dans le jour
surent accueillir le soleil, m'apparurenl ensuite,
la nuit, comme des cellules de clarlé. — J';ii vu
des eaux coulant à midi dans la plaine qui, plus
loin, sous les roches opaques glissées, y lircnt
ruisseler des trésors amassés de dorures.
Mais, Nathanaël, je ne veux te parler ici que
choses, — non point de
l'invis[ble réalité — car
... comme ces algues merveilleuses
■«11^
150 LES NOURRITURES TERRESTRES
lorsqu'on les sort de Teau ternissent...
ainsi... etc.
* »
— L'infinie variété des paysages nous démon-
trait sans cesse que nous n'avions pas encore
connu toutes les formes de bonheur, de médita-
tion ou de tristesse qu'elles pouvaient envelopper.
Je sais que, certains jours d'enfance, lorsque
j'étais encore parfois triste, dans les landes de la
Bretagne, ma tristesse parfois s'est soudain
échappée de moi, tant elle se sentait com-
prise et reçue en le paysage — et qu'ainsi devant
moi je la pouvais délicieusement regarder.
La perpétuelle nouveauté.
Il fait quelque chose de très simple, puis dit :
Je compris que cela n'avait jamais été ni fait,
ni pensé, ni dit. — Et, soudain, tout me parut
d'une virginité parfaite. (Tout le passé du monde
complètement absorbé dans le moment présent.)
■n
*1— -.
LES NOURRITURES TERRESTRES 151
if »f
20 juillet, 2 h. du matin.
Lever. — Dieu est ce qu'il faut le moins faire
attendre, criai-je en me lavant; si tôt levé qu'on
soit, on voit toujours de la vie qui j circule; plus
tôt couchée, elle s'était moins que nous fait
attendre.
Aurores vous étiez nos plus chères délices. —
Printemps ! aurores des étés !
Printemps de tous les jours, aurores !
Nous n'étions pas encore levés
Lorsque les arcs-en-ciel parurent. . .
... et jamais assez matinales,
Où pas vespérales alors
Autant qu'il faudrait pour la lune. . .
Sommeils.
J'ai connu les sommeils de midi, l'été r-r- les
sommeils du milieu du jour — après le travail
commencé de trop bonne . heure ; les sommeils
accablés.
-"^■BÏF--^
152 LES NOURRITURES TERRESTRES
Deux heures: — Enfants couchés. Silence étouf-
fant. Possibilité de musique, mais n'en pas faire.
Odeur des rideaux de cretonne. Jacinthes et
tulipes. Lingeries.
Cinq heures: — Réveils en sueur; cœur battant;
frissons; tête légère; disponibilité de la chair;
chair poreuse et que semble envahir trop déli-
cieusement chaque chose. Soleil bas; pelouses
jaunes; yeux éclos dans la fin du jour. 0!
liqueur de la pensée vespérale. Déroulement
des fleurs du soir. Se laver le front d'eau tiède;
sortir... Espaliers; jardins enclos de murs au
soleil. Route; animaux revenant des pâtis; cou-
cher de soleil inutile à voir — admiration déjà
suffisante.
Rentrer. Reprendre le travail, près de la lampe.
* *
Nathanaël, que te dirai- je des couches?
J'ai dormi sur les meules; j'ai dormi dans les
sillons des champs de blé; j'ai dormi dans l'herbe,
au soleil; dans les greniers à foiiï/ la nuit. — J'ac-
crochais des hamacs aux branches des arbres;
LES NOURRITURES TERRESTRES 153
j'ai dormi balancé par le vent; — j'ai dormi
balancé par les flots; couché sur le pont des
navires; ou sur les couchettes étroites des cabi-
nes, en face de Tœil stupide du hublot. — Il y eut
des couches où m'attendaient des courtisanes;
d'autres où j'attendais de jeunes garçons. Il y en
avait tendues d'étoffes tellement molles qu'elles
semblaient s'instrumenter, ainsi que mon corps,
pour l'amour. — J'ai dormi dans des camps, sur
des planches, où le sommeil était comme une
perdition. J'ai dormi dans des wagons en marche,
sans me départir un instant du sentiment du
mouvement.
Nathanaël, il y a d'admirables préparatifs au
sommeil, il y a d'admirables réveils; mais il n'y
a pas d'admirables sommeils et je n'aime le
rêve que tant que je le crois réalité. — Car le
plus beau sommeil ne vaut pas
le moment où l'on s'en réveille
Je pris l'habitude de dormir en face de ma
fenêtre grande ouverte et comme immédiatement
sous le ciel. Dans les trop chaudes nuits de
juillet, j'ai dormi presque nu sous la lune : dès
l'aube le chant des merles me réveillait; je me
154 LES NOURRITURES TERRESTRES
l'i'.'C
plongeais tout entier dans Teau froide et m'enor-
gueillissais de commencer très tôt ma journée. —
Dans le Jura, ma fenêtre s'ouvrait au-dessus d'un
vallon qui bientôt s'est empli de neige; de mon
lit, je voyais la lisière d'un bois ; des corbeaux
y volaient, ou des corneilles; de bon matin me
réveillaient les clochettes des troupeaux; près de
ma maison était la fontaine où des vachers les
menaient boire. Je me souviens de tout cela. —
J'aimais, dans les auberges de Bretagne, le
contact des draps rudes et de lessive qui sentait
bon. — A Belle-Isle les chants des marins
m'éveillaient; je courais à ma fenêtre et voyais
les barques s'éloigner; puis je descendais vers
la mer.
— II y a des habitations merveilleuses ; dans
aucune je n'ai voulu longtemps demeurer. Peur
xies portes qui se referment, des traquenards.
Cellules qui se reclosent sur de l'esprit. La vie
nomade est celle des bergers. — (Nathanaêl, je
mettrai dans tes mains ma houlette et tu garderas
mes brebis à ton tour. Je suis las. Toi tu par-
tiras maintenant; les pays sont tout grands
LES NOURRITURES TERRESTRES 155
ouverts et les troupeaux jamais rassasiés bêlent
toujours après de nouvelles pâtures.)
Nathanaël, parfois me retinrent d'étranges
demeures. Il y en eut au milieu des forêts; il y
en eut au bord des eaux ; il y en eut de spa-
cieuses. — Mais sitôt que, par Thabitude, je cessais
de les remarquer, que je n'étais plus étonné
d'elles, requis par l'offre des fenêtres, et que
j'allais commencer à penser, je les quittais.
(Je ne peux t'expliquer, Nathanaël, ce désir
exaspéré de nouveauté; il ne me semblait point
effleurer, déflorer aucune chose; mais ma subite
sensation était du premier coup si intense qu'elle
ne s'augmentait ensuite par aucune répétition;
de sorte que s'il m 'arriva souvent de retourner
aux mêmes villes, aux mêmes lieux, c'était pour
y sentir un changement de jour ou de saisons,
plus sensible en des lignes connues — et si, lors-
que je vivais à Alger, je passais chaque fin de jour
dans le même petit café maure, c'était pour
percevoir limperceptible changement, d'un soir
à l'autre, de chaque être, pour regarder le temps
modifier, mais lentement, un même tout petit
espace.)
156 LES NOURRITURES TERRESTRES
v
:i
A Rome, près du Pincio, au ras de la rue, par
ma fenêtre grillée, pareille à celle d'une prison,
des vendeuses de fleurs venaient me proposer
des roses ; Tair en était tout embaumé. A Florence
je pouvais, sans quitter ma table, voir le jaune
Arno débordé. — Sur les terrasses de Biskra,
Meriem venait au clair de lune, dans llmmense
silence de la nuit. Elle était enveloppée tout
entière d'un grand haïck blanc déchiré qu'elle
laissait tomber en riant sur le pas de la porte
vitrée; dans ma chambre l'attendaient des frian-
dises. — A Grenade, ma chambre avait sur la
cheminée, au lieu de flambeaux, deux pastèques.
A Séville^ il y a des patios; ce sont des tours de
marbre pâle, pleines d'ombre et de fraîcheur
d'eau ; d'eau qui coule, ruisselle et fait au milieu
de la cour un clapotis dans une vasque...
Un mur, épais contre le vent du Nord, poreux
à la lumière du Midi; une maison roulante,
voyageuse, transparente à toutes les faveurs du
Midi... Que serait une chambre pour nous, Natha-
naêl?: un abri dans un paysage. —
Je te parlerai des fenêtres encore : à Naples,
LES NOURRITURES TERRESTRES 157
des causeries sur les balcons, des rêveries le soir
près des robes pâles des femmes ; les rideaux à
moitié retombés nous isolaient de la société
bruyante du bal. Il y eut des paroles échangées,
d'une si désolante délicatesse qu'après on restait
quelque temps sans parler; puis montait du jar-
din l'intolérable parfum des fleurs d'oranges, et le
chant des oiseaux des nuits d'été; et puis ces
oiseaux même par instants se taisaient ; alors on
entendait très faiblement le bruit des vagues.
Balcons; corbeilles de glycines et de roses;
repos du soir; tiédeur.
(Ce soir une bourrasque lamentable sanglote
et ruisselle contre ma vitre; je m'efforce de la
préférer à tout.)
*
Nathanaël, je te parlerai des villes :
J'ai vu Smyrne dormir comme une petite fille
couchée; Naples, comme une lascive baigneuse,
et Zaghouan, comme un berger kabyle, dont
l'approche de l'aube a fait rougir les joues ; Alger
trembler d'amour au soleil, et se pâmer d'amour
dans la nuit.
14
■ ^
]"iii vu dans le Nord des villages endormis au
cliiir de lune; les murs des maisons étaient mer-
veillensement bleus et jaunes; autour d'eux
s\:londait la plaine; dans les champs traînaient
il un ormes meules de foin- On sort dans la cam-
pagne déserte; on rentre dans le village endormi...
Il y a des villes et des villes ; parfois on ne sait
pas ce qui a pu les bâtir là. — 0! villes d'Orient,
<lii midi; villes aux toits plats, blanches terrasses,
(.111, la nuit, les folles femmes viennent rêver.
l'Iaisirs; fêtes d'amour; lampadères des places,
qui font, quand on les voit des collines voisines,
(nninieune phosphorescence dans la nuit.
Mlles d'Orient! fête embrasée; rues qu'on
iippplle là-bas des mes saintes, où les cafés sont
pleins dé courtisanes et où des musiques trop
aiguës les font danser. Les Arabes vêtus de blanc
y circulent, et des enfants — qui me semblaient
beaucoup trop jeunes, dis? pour connaître déjà
l'amonr. (11 y en eut dont les lèvres étaient plus
chaudes — que les petits oiseaux couvés).
\ il les du Nord ! débarcadères ; usines ; villes dont
la fiiniéecacheleciel. Monuments; tours mobiles;
LC8 lïOURRITURJSS TERRESTRES 159
présomption des arcs. Cortèges cavalcadants dans
les avenues; foule empressée. Asphalte luisante
après la pluie; boulevard où les marronniers
s'alanguissent ; femmes toujours vous attendant.
II y avait des nuits, des nuits tellement molles
qu'au moindre appel je me serais senti défaillir.
Onze heures. — Clôture; strident bruit des volets
de fer. Cités — la nuit, dans les rues solitaires,
quand j y passais, des rats, très vite, regagnaient
les égouts. On voyait par les soupiraux des caves,
des hommes à moitié nus faire le pain.
— cafés I — où notre démences est continuée
très avant dans la nuit; Tivressedes boissons et
des paroles enfin venait à bout du sommeil.
Cafés! il y en avait de pleins de peintures et de
glaces, richeS; et où Ton ne voyait rien que des
gens très élégants; d'autres, petits, où Ion
chantait des couplets comiques et où des femmes,
pour danser, relevaient très haut leurs jupons .
En Italie, il y en avait qui se répandaient sur
les places, les soirs d'été, et où Ton prenait de
»
r-
160 LES NOXJRRITVRES TERRESTRES
bonnes glaces au citron. En Algérie, il y en avait
un où Ton fumait du kief et où je faillis me faire
assassiner; l'an d'après, il était fermé par la
police; car il n'y venait que des gens de mau-
vaise vie.
Cafés encore... 01 cafés maures! — parfois un
poète conteur y raconte longuement une his-
toire; que de nuits suis-je venu, sans le com-
prendre, l'écouter!... Mais à tous certes je te
préfère, lieu de silence et de fin de journées,
petit café de Bab el Derb, hutte de terre, à la limite
de rOasis, car, après, tout le désert commençait
— d'où je voyais, après un jour plus haletant, une
nuit plus pacifique descendre. Près de moi,
s'extasiait un monotone jeu de flûte. — Et je
songe à toi, petit café de Shiraz, café que célébrait
Hafîz ; Hafiz, ivre du vin de Téchanson et d'amour,
silencieux, sur la terrasse où atteignent des roses,
Hafîz qui, près de l'échanson endormi, attend, en
composant des vers, attend le jour toute la nuit.
(Je voudrais être né dans un temps où n'avoir
à chanter, poète, que, simplement en les dénom-
brant, toutes les choses. — Mon admiration se
serait posée successivement sur chacune et sa *
j
louange l'eût démontrée; c'en eût été la raison
suifisante.)
Nathanaël, nous n'avons pas encore ensemble
regardé les feuilles. — Toutes les courhes des
feuilles-'..
Feuillages des arbres — grottes vertes — per-
cées d'issues; fonds déplaçables aux moindres
brises; mouvance; remous des formes; parois
déchiquetées; monture élastique des branches;
balancement arondi; lamellicules et alvêoios...
Branches inégalement agitées... c'est punie que
l'élasticité diverse des brindilles faisant diverse
leur force de résistance au vent, fait diverse
aussi l'impulsion que le vent leur donne... etc.
— Diversité... etc.- ah! Nathanaël, je m'amuse!
— Passonsàun autresujet... Lequel? — Puisque
pas de composition, il ne faudrait ici pas de
choix... Disponible! Nathanaël, disponible! —et
par une attention subite, simultanée de tous les
sens, arriver à faire (c'est difficile à dire) du sen-
timent même de sa vie, la sensation concentrée
I
162
LES KOURRITURES TERRESTRES
de tout rattouchement du dehors. . . (ou récipro-
quement). — J y suis; là; j'occupe ce trou, où
s'enfoncent :
dans mon oreille : ce bruit continu de Teau;
grossi, puis apaisé de ce
vent dans ces pins; in-
termittent des saute-
relles; etc.
dans mes yeux : l'éclat de ce soleil dans
le ruisseau; le mouve-
ment de ces pins... (tiens!
un écureuil).... de mon
pied qui lait un trou dans
cette mousse; etc.
dans ma chair : (la sensation) de cette
humidité; de cette mol-
lesse de mousse; (ah!
cette branche me pi-
que..,) de mon front
dans ma main; de ma
main sur mon front; etc.
dans mes narines : ... (chut! l'écureuil s'ap-
proche.) etc.
Et tout cela ensemble, etc., en un petit paquet;
V". : •
LES NOURRITURES TERRESTRES 163
— c'est la vie; — est-ce tout? — Non ! il y a tou-
jours d'autres choses encore.
Crois-tu donc que je ne suis qu'un rendez-vous
de sensations? — Ma vie c'est toujours : cela, plus
moi-même. — Une autre fois je te parlerai de
moi-même. — Je ne te dirai pas non plus aujour-
d'hui la
RONDE
DES DIFFÉRENTES FORMES DE l'eSPRIT
ni la
RONDE
DES MEILLEURS AMIS
et ni la
BALLADE
DE TOUTES LES RENCONTRES
OÙ se trouvaient ces phrases entre autres :
A Côme, à Lecco, les raisins étaient mûrs. Je mon-
tais sur une énorme colline où d'anciens châteaux
s'effondraient. Là, les raisins avaient une odeur si
sucrée qu'elle m'en était incommode; elle pénétrait
comme un goût jusqu'à l'arrière-fond des narines, et
d'en manger après ne m'était plus d'aucune révélation
particulière — mais j'avais si soif et si faim que
quelques grappes suffirent à m'enivrer.
164 LES NOURRITURES TERRESTRES
... Mais dans cette ballade je parlais surtout des
hommes et des femmes et si je ne te la dis pas
maintenant c'est que, dans ce livre, je ne veux
pas faire de personnalités. Car, as-tu remarqué
que dans ce livre il n'y avait personne; — Et
même moi, je n'y suis rien que Vision. —
Nathanaël, je suis le gardien de la tour, Lyncéus.
— Assez longtemps avait duré la nuit. Du haut
de la tour je criais tant vers vous, aurores!
jamais trop radieuses aurores !
J'ai gardé jusqu'à la fin de la nuit l'espoir d'une
nouveauté de lumière; — maintenant je n'y vois
pas encore, mais j'espère; je sais de quel côté
l'aube poindra.
Certes, tout un peuple s'apprête; du haut de
la tour j'entends une rumeur dans les rues Le
jour naîtra ! le peuple en fête déjà marche au
devant du soleil.
Que dis-tu de la nuit? Que dis-tu de la nuit,
sentinelle ? — Je vois une génération qui monte,
et je vois une génération qui descend. Je vois
une énorme génération qui monte, qui monte
tout armée, tout armée de joie vers la vie.
Du haut de ta tour que vois-tu? — Que vois-tu,
Lyncéus, mon frère? — Hélas! Hélas! laisse
LES KOURRITURES TERRESTRES 165
pleurer l'autre prophète ; la nuit vient et le jour
aussi. — Leur nuit vient, notre jour aussi. Et que
qui veut dormir s'endorme. — Lyncéus! Des-
cends de ta tour, à présent. Le jour naît. Des-
cends dans la plaine. Regarde de plus près chaque
chose. Lyncéus, viens! approche-toi. Voici le jour
et nous y croyons.
I
-■* « -
* -
LIVRE VII
Quid tum si fuscus Amyntas.
Virgile.
a'*"^ • • Jim ir
^ ,
Traversée.
Février 1895.
Départ de Marseille.
Vent violent ; air splendide. Tié-
deur précoce ; balancement des mats.
Mer glorieuse, empanachée. Vais-
seau conspué par les flots. Impression dominante
de gloire. Souvenir de tous les départs passés.
Traversée.
... Que de fois ai-je attendu lentement Taube...
... sur une mer découragée...
et j'ai vu venir Taube,
sans que la mer en soit calmée. —
— Sueur aux tempes. Faiblesses. Abandons. —
Nuit sur mer.
Mer acharnée. Ruissellements sur le pont. Tré-
pignements de Thélice ...
15
\?^
l'O LES NOURRITURES TERRESTRES
■ » .
! sueur d'angoisse ! —
Un oreiller sous ma tête brisée...
Ce soir la lune sur le pont était pleine et splen
dide — et je n'étais pas là pour la voir. —
— Attente de la vague. — Éclat subit de la
masse d'eau; suffocations; regonflements; re-
chutes. — Inertie de moi; qu'y suis- je? — Un
bouchon — un pauvre bouchon sur les flots.
Abandon à l'oubli des vagues; volupté du
renoncement; être une chose.
Fin de la nuit.'
On lave le pont dans le matin trop frais, avec
l'eau de la mer qu'on hisse dans des seaux;
aération. — De ma cabine j'entends le bruit des
brosses de chiendent sur le bois. Chocs énormes. —
J'ai voulu ouvrir le hublot. Bouffée trop forte d'air
marin sur le front et les tempes en sueur. J'ai
voulu refermer le hublot... Couchette ; y retomber.
Ahl tous ces chavirements horribles avant le
port! Carrousel des reflets et des ombres sur la
paroi de la cabine blanche. Exiguïté. —
*
Mon œil lassé de voir...
LES NOUARITURES TEBRESTBES 171
— Avec une paille, je suce cette limonade
glacée...
Se réveiller après sur la terre nouvelle, comme
d'une convalescence... — Des choses non rêvées.
Afrique,
Se réveiller au matin sur une plage ;
Avoir été bercé toute la nuit par les flots.
Alger,
Les plateaux où viennent se reposer les collines
Les couchants où s'évanouissent les jours
Les plages où viennent déferler les marines
Les nuits où viennent s'endormir nos amours...
La nuit viendra versnous comme unerade immense
Les pensers, les rayons, les oiseaux mélancoliques
Viendront s'y reposer delà clarté du jour;
Dans les halliers où se tranquillise toute l'ombre...
Et Teau calme des prés, les sources pleines d'herbes.
... Puis, au retour des longs voyages,
Les rivages calmés, — les navires au port.
172 LES NOURRITURES TERRESTRES
Nous verrons sur les flots qui se sont apaisés
Dormir Toiseau nomade et la barque amarrée —
Le soir venu vers nous ouvrir sa rade immense
De silence et d'amitié.
— Voici rheure où tout dort. —
Mars 1895.
Blidah! Fleur du Sahel ! dans l'hiver sans grâce
et fanée, au printemps tu m'as paru belle. Ce fut
un matin pluvieux; un ciel indolent, doux et
triste; et les parfums de tes arbres en fleurs
erraient dans tes longues allées. Jet d'eau de ton
calme bassin ; — au loin les clairons des caser-
nes.
Voici l'autre jardin, bois délaissé, où luit faible-
ment sous les oliviers la mosquée blanche. —
Bois sacré! ce matin vient s'y reposer ma pensée
infiniment lasse, et ma chair épuisée d'inquiétude
d'amour. De vous avoir vues, l'autre hiver, je
n'avais pas idée, lianes, de vos floraisons amas-
sées. Glycines violettes entre les branches
* balancées, grappes comme des encensoirs pen-
chées, et pétales tombés sur l'or du sable de
l'allée. Bruits de l'eau; bruits mouillés, clapotis
=^: . .\^*'>^"
LES NOURRITURES TERRESTRES - l'3
au bord du bassin; oliviers géants, spirées
blanches, bosquets de lilas, touffes d'épines, buis-
sons de roses; y venir seul et s'y souvenir de
l'hiver, et s'y sentir si las que le printemps, hélas !
même ne vous étonne; et même désirer plus de
sévérité, car tant de grâce, hélas ! invite et rit au
solitaire, et ne se peuple que de désirs, cortège
obséquieux dans les vides allées. Et malgré les
bruits d'eau dans ce bassin trop calme, autour,
le silence attentif indique par trop les absences.
Je sais la source où j'irai rafraîchir mes paupières,
Le bois sacré ; je connais le chemin,
Les feuilles, la fraîcheur de cette clairière;
J'irai, le soir quand tout saura s'y taire
Et que déjà la caresse de l'air
Nous invitera plus au sommeil qu'à l'amour.
Source froide où toute la nuit va descendre !
Eau de glace où le matin transparaîtra
Grelottant de blancheur. Source de pureté!
N'est-ce pas que je vais retrouver dans l'aurore.
Lorsqu'elle paraîtra,
La saveur qu'elle avait quand j'y voyais encore
Avec étonnement, les clartés et les choses ?...
15.
.—^
^^î
174 LES NOUB&ITURSS TEK&ESTRES
Quand j'y viendrai laver mes paupières brûlées.
Lettre à NathanaëL
Tu .n'imagines pas, Nathanaël, ce que peut
devenir enfin cet abreuvement de lumière; et la
sensuelle extase que donne cette persistante cha-
leur... Une branche d'olivier dans le ciel; le ciel
au-dessus des collines; un chant de flûte à la
porte d'un calé... Alger semblait si chaude et
pleine de fêtes que j'ai voulu la quitter pour trois
jours; — mais à Blidah, où je me réfugiais, j'ai
trouvé les orangers tout en fleurs
Je sors dès le matin; je me promène; je ne
regarde rien et vois tout; une symphonie mer-
veilleuse se forme et s'organise en moi des sen-
sations inécoutées. L'heure passe; mon émoi
s'alentit, comme la marche du soleil moins ver-
ticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou
chose, de quoi m'éprendre, — mais je le veux
mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n'est
plus vivante. Il me semble alors à chaque
instant nouveau n'avoir encore rien vu, rien
goûté. Je m'éperds dans une désordonnée pour-
LES MOU&RITURÉS TERRESTRES 175
suite de choses fuyantes. — Je courus hier au
haut des collines qui dominent Blidah, pour voir
un peu plus longtemps le soleil; pour voir se
coucher le soleil et les nuages ardents colorer
les terrasses blanches; je surprends Tombre et le
silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de
la lune ; j'ai la sensation souvent de nager, tant
Tair lumineux et chaud m'enveloppe et molle-
ment me soulève.
..... —Je crois que la route que je suis est
ma route, et que je la suis comme il faut. Je
garde Thabitude d'une vaste confiance qu'on
appellerait de la foi, s'elle était plus assermentée.
Biskra.
Des femmes attendaient sur le pas des portes ;
derrière elles un escalier droit grimpait. Elles
étaient assises, là, sur le pas des portes, graves,
peintes comme des idoles, coiffées d'un diadème
de pièces de monnaie. La nuit, cette rue s'ani-
mait. Au haut des escaliers brûlaient des lam-
pes ; chaque femme restait assise dans cette niche
de lumière que la cage de l'escalier lui faisait;
^-^'7^
176 LES NOURRITURES TERRESTRES
leur visage restait dans l'ombre sous Tor du dia-
dème qui brillait; et chacune semblait m'attendre,
m'attendre spécialement; pour monter on ajoutait
une piécette d'or au diadème; en passant, la
courtisane éteignait les lampes ; on entrait dans son
étroit appartement; on buvait du café dans de
petites tasses; puis on forniquait sur des espèces
de divans bas.
Cette rue s'appelait la Rue Sainte.
Jardins de Biskra»
Tu m'écrivais, Athmann : « Je garde les trou-
peaux sous les palmiers qui vous attendent. Vous
reviendrez ! le printemps sera dans les branches :
nous nous promènerons et nous n'aurons plus
de pensées... »
— Tu n'iras plus, Athmann, sous les palmiers,
gardeur de chèvres, m'attendre et voir si n'arrive
pas le printemps. Je suis venu; le printemps a
paru dans les branches; nous nous promenons
et nous n'avons plus de pensées.
r-^
V
LES NOURRITURES TERRESTRES 177
Jardins de Biskra.
Le temps gris d'aujourd'hui; mimosas par^
fumés. Tiédeur mouillée. Des gouttes épaisses ou
larges, flottantes, et comme en formation dans
Tair... elles s'arrêtent aux feuilles, les chargent,
puis tombent brusquement.
.... Je me souviens d'une pluie d'été; — mais
était-ce encore de la pluie? — ces gouttes tièdes
qui tombèrent, si larges et pesantes, sur ce
jardin de palmes et de jour vert et rose, si lourdes
que des feuilles et des fleurs et des branches
roulèrent, comme un don amoureux de guirlandes
défaites à foison sur les eaux. Les ruisseaux
entraînaient les pollens pour des fécondations
lointaines; leurs eaux étaient troubles et grasses.
Dans les bassins les poissons se pâmaient. On
entendait au ras de Teau Téclosion de la bouche
des carpes.
Avant la pluie, le vent du midi qui râlait avait
enfoncé dans la terre une très profonde brûlure,
et les allées maintenant s'emplissaient de vapeur
sous les branches; les mimosas ployaient, comme
abritant les bancs où s'étalait la fête. — C'était
un jardin de délices; et les hommes vêtus de
.'#^
178 LES IfOURRITURKS TERRESTRES
lainages, les femmes de haïks rayés, attendaient
que rtiumidité les pénétrât. Ils restaient comme
avant sur les bancs, mais toutes les voix s'étaient
tues, et chacun écoutait les gouttes de Taverse^
laissant Teau, passagère au milieu de Tété, alourdir
les étoffes et laver les chairs proposées. — La
moiteur de Tair, l'importance des feuilles étaient
telles que je restais assis sur ce banc auprès
d'eux, sans résistance pour l'amour. — Et quand,
la pluie passée, les branches seules ruisselèrent,
alors chacun ôtant ses souliers, ses sandales.,
palpa de ses pieds nus cette terre mouillée, dont
la mollesse était délicieuse.
Entrer dans un jardin où ne se promène per-
sonne; deux enfants vêtus de laine blanche m'y
conduisent. Jardin très long au fond duquel une
porte s'ouvre. Arbres plus grands; le ciel plus
bas s'accroche aux arbres. — Les murs. — Villages
entiers sous la pluie. — Et, là-bas, les montagnes ;
ruisseaux en formation; nourriture des arbres;
fécondation grave et pâmée; arômes voyageurs.
Ruisseaux couverts; canaux (ieuiiles et Ûeuvs
mêlées) — qu'on appelle « séguias » parce que
les eaux y sont lentes.
Piscines de Gatsa aux charmes dangereux ; —
Nocel canlantibus umbra. — La nuit est m;uQ-
tenant sans nuages, profonde, à peine vaporeuse
— {L'enfant très beau, vêtu de laine blanche k
la manière des Arabes, s'appelait <( Azous n. ce
qui veut dire : le Bien-aimé; un autre s'appekiit
« Ouardin, ce qui veut dire qu'il étaitj né dans
la saison des roses.)
— Et des eaux tièdes comme l'air,
Où nos lèvres se sont trempées...
Une eau sombre, qui dans la nuit ne noiin
paraissait pas distincte — jusqu'à ce que la Unie
l'argentât. Elle sembla naître entre les feuilles,
et des bêtes de nuit s'y agitèrent.
Dès l'aube, sortir — jaillir, -
renouvelé.
I
' ''^'-'' mù
il
■. -^1
180 LES NOURRITURES TERRESTRES
Une branche de laurier-rose vibrera dans le
matin frissonnant.
Biskra -r— au soir.
Dans cet arbre il y avait des oiseaux qui chan
taient. Ils chantaient, ah! plus fort qu'oiseaux,
eussé-je cru, pussent chanter. Il semblait que
Tarbre môme criât — qu'il criât de toutes ses
feuilles, — car on ne voyait pas les oiseaux. — Je
pensais : il vont en mourir; c'est une passion trop
forte; mais qu'est-ce qu'ils ont donc ce soir? —
Est-ce donc qu'ils ne savent point qu'après la
nuit un nouveau matin va renaître? Ont-ils peur
de dormir toujours? Veulent-ils s'épuiser d'amour
en un soir? comme si dans une nuit infinie il
fallait après qu'ils demeurent. Courte nuit de la
fm du printemps ! — ah ! joie que l'aube d'été les
réveille, et tellement qu'ils ne se souviendront
de leur sommeil que juste assez pour, le soir
suivant, avoir un peu moins peur d'en mourir.
Biskra — la nuit.
Buissons silencieux ; mais le désert autour vibre
du chant d'amour des sauterelles.
i
Chetma.
Allongement des jours.— S'étendre là. Les fcuil
tes des figuiers se sont encore élargies ; elles pjir-
fumentles mains qui les froissent; leur tige pleure
du lait.
Recrudescence de la chaleur. — Ah ! voici venir
le troupeau de mes chèvres; j'entends la flûte du
berger que j'aime. Viendra-t-il? Ou si c'esl luoi
qui m'approcherai?
Lenteur des heures. — Encore unegrenade sAelie
de l'an passé pend à la branche; elle est complè-
tement éclatée, racornie; à cette même briiuclie
déjà les boutons de fleurs nouvelles se gonflent.
Des tourterelles passent entre les palmes. Les
abeilles s'activent dans la prairie.
— (Je me souviens, près de l'Enflda, d'un puits
où descendaient de belles femmes; non loin un
immense rocher gris et rose ■.. sa cime, ni;i t-on
dit, est hantée des abeilles; oui, des peuples
r
182 LES NOXJURITUHES TERKESTRES
d'abeilles y bourdonnent; leurs ruches sont dans
le rocher. Quand vient Tété, les ruches, crevées
de chaleur, abandonnent le miel qui le long du
rocher s'épanche; les hommes de TEnfida
viennent et le recueillent.) -»- Berger, viens ! — (Je
mâche une feuille de figue.) — Été! coulure d'or;
profusion; splendeur de la lumière accrue;
immense débordement de Tamour! Qui veut
goûter du miel? Les cellules de cire ont fondu.
Et ce que je vis de plus beau ce jour-là, ce fut
un troupeau de brebis que Ton ramenait à Tétable.
Leurs petits pieds pressés faisaient le grésil-
lement d'une averse; le soleil se couchait au
désert et elles soulevaient de la poussière.
•
Oasis ! Elles flottaient sur le désert comme des
îles; de loin, la verdeur des palmiers promettait
la source où leurs racines s'abreuvaient; parfois
elle était abondante et des lauriers -roses s'y
penchaient. — Ce jour-là, vers dix heures, lorsque
nous y arrivâmes, je refusai d'abord d'aller plus
join ; le charme de s fleurs de ces jardins était tel
LES NOURRITURES TERRESTRES 183
que je ne voulais plus les quitter. — Oasis!
(Ahmet me dit : la suivante est beaucoup plus
belle.)
Oasis. La suivante était beaucoup plus belle,
plus pleine de fleurs et de bruissements. Des
arbres plus grands se penchaient sur de plus abon-
dantes eaux. C'était midi. Nous nous baignâmes.
Oasis ! — Puis il nous fallut la quitter.
Oasis. De la suivante que dirai-je? Elle était
encore plus belle et nous y attendîmes le soir.
Jardins 1 je redirai pourtant quelles étaient
avant le soir vos accalmies délicieuses. Jardins!
Il y en eut où Ton aurait cru se laver; il y en
eut qui n'étaient plus que comme un verger
monotone où mûrissaient des abricots; d'autres
pleins de fleurs et d'abeilles, où des parfums
rôdaient, si forts qu'ils eussent tenu lieu de man-
geaille et nous grisaient autant que des liqueurs
réelles.
I8'l LES NOURRITURES TERRESTRES
Le lendemain je n'aimai plus que le désert
Oumach,
— Il y eut cette oasis dans la roche et le sable,
où nous entrâmes à midi, et par des flammes
tellement chaudes que le village exténué ne sem-
blait même pas nous attendre. Les palmiers ne
se penchèrent point. Les vieillards causaient au
creux des portes; les hommes étaient assoupis;
les enfants jasaient à l'école; les femmes on ne
les voyait pas.
Rues de ce village de terre, roses au jour,
violettes au coucher — désertes à midi, vous
vous animerez le soir ; alors les cafés vont s'emplir,
les enfants sortir de l'école, les vieillards causer
encore au pas des portes, les rayons s'assoupir et
les femmes, montées sur les terrasses et dévoilées,
comme des fleurs, se raconter longuement leur
ennui.
Cette rue d'Alger, vers midi, s'emplissait d'une
odeur d'anisette et d'absinthe. Dans les cafés
LES NOURRITURES TERRESTRES 185
maures de Biskra Ton ne buvait que du café, de
la limonade ou du thé. — Thé arabe; douceur
poivrée; gingembre; boisson évocant un orient
plus excessif encore et plus extrême — et fade;
— impossible de boire jusqu'au fond des tasses.
Sur la place de Touggourt il y avait des mar-
chands d'aromates. Nous leur achetâmes diffé-
rentes sortes de résines. On sentait les unes. On
mâchait les autres; les autres se brûlaient. Celles
qui se brûlaient avaient souvent la forme de pas-
tilles; elle répandaient, allumées, une abondance
de fumée acre où se mêlait un très subtil parfum;
leur fumée aide à provoquer les extases reli-
gieuses et ce sont elles que l'on brûle dans les
cérémonies des mosquées. — Celles que l'on
mâchait empliss^ent aussitôt la bouche d'amer-
tume et empoissaient désagréablement les dents ;
longtemps après qu'on les avait crachées la
saveur en durait encore. — Celles que l'on sentait,
se sentaient simplement.
Chez le marabout de Témassine, à la fin du
repas on nous offrit des gâteaux aux parfums. Ils
étaient ornés de feuilles d'or, gris ou roses, et
186 LES NOURRITURES TERRESTRES
semblaient faits de mie de pain tripotée. Ils s'effri-
taient comme du sable dans la bouche; mais j'y
trouvais pourtant un certain agrément. Les uns
sentaient la rose; les autres la grenade; d'autres
semblaient complètement éventés. — Dans ces
repas il était impossible d'arriver à l'ivresse
autrement qu'à force de fumer. On passait des
plats en quantité fastidieuse et la conversation
variait à chaque détour de plats. — Après, un
nègre versait sur vos doigts Teau aromatisée
d'une aiguière; Teau retombait dans un bassin.
Et c'est aussi ainsi que les femmes, là-bas, vous
lavent après l'amour.
Touggouri,
Arabes campés sur la place; feux qui s'allu-
ment; fumées presque invisibles dans le soir.
— Caravanes! — Caravanes venues le soir ;
caravanes parties le matin; caravanes horrible-
ment lasses, ivres de mirages, et maintenant
désespérées! Caravanes! que ne puis- je partir
avec vous, caravanes?
LES NOURRITURES TERRESTRES 187
Il y en avait qui partaientversrOrient, chercher
le santal et les perles, les gâteaux au miel de
Bagdad, les ivoires, les broderies.
Il y en avait qui partaient vers le sud chercher
l'ambre et le musc, la poudre d'or et les plumes
d'autruches.
Il y en avait vers l'Occident, qui partaient le
soir, et qui se perdaient dans Téblouissement
dernier du soleil.
— J'ai vu revenir des caravanes harassées;
les chameaux s'agenouillaient sur les places; on
déchargeait enfin leur fardeau. C'étaient des
ballots en toile épaisse et on ne savait pas ce
qu'il pouvait y avoir dedans. D'autres chameaux
portaient des femmes, cachées dans une sorte de
palanquin. D'autres portaient le matériel des
tentes et on déployait cela pour le soir. —
0! fatigues splendides, immenses, dans Tincom-
mensurable désert. — Des feux s'allument sur les
places, pour le repas du soir.
188 LES NOURRITURES TERRESTRES
Que de fois, ah ! levé dès Taube et vers rOrient
empourpré, plus plein de rayons qu'une gloire
— que de fois, à la limite de l'oasis, où les der-
niers palmiers s'étiolaient, la vie ne triomphant
plus du désert — comme penché vers cette
source de lumière, déjà trop éclatante et insoute-
nable aux regards, ai-je tendu vers toi mes dé-
sirs, vaste plaine, de lumière tout inondée —
de torride chaleur quelle extase assez exaltée,
quel assez violent amour, assez ardent pour
vaincre Tardeur du désert ?
Apre terre ; terre sans bonté, sans douceur —
terre de passion, de ferveur; terre aimée des
prophètes ^— ah ! douloureux désert, désert de
gloire, je t'ai passionnément aimé.
J'ai vu, sur les chotts pleins de mirages, la
croûte de sel blanc prendre l'apparence de l'eau.
— Que l'azur du ciel s'y reflète, je le comprends
— chotts azurés comme la mer — mais pourquoi
— touffes de joncs, et plus loin falaises de schiste
en ruine — pourquoi ces apparences flottantes
de barque et plus loin ces apparences de palais ?
— toutes ces ^loses iî Drmées et sur cette ima-
ginaire profondeur d'eau suspendues. (L'odeur du
bord du chott était nauséat)onde; c'était une
marne horrible, mêlée de sel et brûlante.)
J'ai vu sous l'oblique rayon du matin les monts
d'Amar Khadou devenir roses et sembler une
matière embrasée.
J'ai vu le vent soulever du fond de l'horizon
le sable et faire haleter l'oasis. Elle paraissait
n'être plus qu'un navire épouvanté par l'orage :
elle était bouleversée par le vent. Et dans les
rues du petit village, d'intense soif de fièvre des
maigres hommes nus se tordaient.
J'ai vu le long des routes désolées des carcasses
de chameaux blanchir; — chameaux abandonnés
des caravanes, trop las et qui ne pouvaient plus
se traîner qui pourrissaient d'abord, couverts de
mouches, en dégageant d'épouvantables puan-
teurs.
J'ai vu des soirs que ne racontaient pas d'autres
chants que le crissement aigu des insectes.
I
J
190 LES NOURRITURES TERRESTRES
•Cl
'S*
Je veux parler encore du désert :
Désert d'alfa, plein de couleuvres : plaine verte
ondulante au vent.
Désert de pierre ; aridité; des schistes brillent;
des cicindeles volètent; des joncs sèchent; tout
crépite au soleil.
Désert d'argile; ici tout pourrait vivre si seu-
lement coulait un peu d'eau ; dès la pluie tout
verdit; encore que la terre trop sèche semble
déshabituée du sourire, l'herbe y semble plus
tendre et plus embaumante qu'ailleurs. Elle se
hâte encore plus de fleurir, d'embaumer, par
crainte que le soleil ne la fane avant qu'elle ait
atteint sa graine ; ses amours sont précipitées. Le
soleil revient ; la terre se craquelé, s'effrite, laisse
s'échapper l'eau de toutes parts ; terre affreuse-
ment crevassée ; aux grandes pluies toute l'eau
fuit dans les ravines; terre narguée et impuis-
sante à retenir ; terre désespérément altérée.
Désert de sable. — Sables mouvants comme
les flots de la mer; dunes sans cesse déplacées;
m
Ui
LES NOURRITURES TERRESTRES 191
des espèces de pyramides guident de loin en loin
les caravanes ; monté sur le sommet de Tune, au
bout de rhorizon on aperçoit le sommet d'une
ff autre.
Quand le vent souffle, la caravane s'arrête; les
chameliers se mettent à Tabri près des chameaux.
i^" Désert de sable — vie excluse ; il n'y a plus là
que la palpitation du vent, de la chaleur. Le sable
,se velouté délicatement dans l'ombre ; s'embrase
I' au soir et paraît de cendre au matin. Il y a des
^ vallées toutes blanches entre les dunes; nous y
! passions à cheval ; le sable se refermait après nos
pas; de fatigue, à chaque dune nouvelle, on pen-
sait qu'on ne pourrait pas la franchir.
Je t'aurai passionnément aimé, désert de sable.
Ah! que ta plus petite poussière redise en son
' seul lieu une totalité de l'univers ! — de quelle
, vie te souviens-tu, poussière? désagrégée de quel
amour? — La poussière veut qu'on la loue.
Mon âme, qu'avez-vous vu sur le sable?
Des os blanchis —des coquilles vidées.
192 LES KOtJRRITURES TERRESTRES
Un matin, nous arrivâmes près d'une dune
assez haute pour nous abriter du soleil. Nous
nous assîmes . — L'ombre était presque fraîche
et des joncs y croissaient avec délicatesse.
Mais de la nuit, de la nuit, que dirai-je ?
C'est une navigation lente
Les flots sont moins bleus que les sables ;
Us étaient plus lumineux que le ciel.
— Je sais tel soir où chaque étoile, une
à une, m'a paru particulièrement belle.
Saûl, dans le désert, à la recherche des
ânesses — tu ne les retrouvas pas, tes
ânesses — mais bien la royauté que tu ne
cherchais pas.
Joie d'alimenter sur soi de la vermine.
La vie était pour nous
SAUVAGE ET DE SAVEUR SUBITE
et j'aime que le bonheur soit ici
comme une efflorescence sur de la mort.
■
■1
LIVRE VIII
Nos actes s'attachent ,'i nous
comme sa lueur au phosphore : tls
font notre splendeur, il est vriil,
mais ce n'est que d'3|iri':s ni>lre
I
• .«lic^
Mon espritvous vous êtes extraordinairement
exalté, durant vos fabuleuses promenades !
0! mon cœur, je vous ai largement abreuvé;
ma chair je vous ai soûlée d'amour.
C'est en vain que maintenant, reposé, je tâche
décompter ma fortune; je n'en ai point. — Je
cherche parfois dans le paâsé quelque groupe de
souvenirs, pour m'en former enfin une histoire,
mais je m'y méconnais, et ma vie en déborde. Il
me semble ne vivre aussitôt que dans un toujours
neuf instant. Ce que Ton appelle : se recueillir,
m'est une contrainte impossible; je ne comprends
plus le mot : solitude ; être seul en moi, c'est n'être
plus personne; je suis peuplé! — D'ailleurs je ne
suis chez moi que partout; et toujours le désir
m'en chasse. Le plus beau souvenir ne m'apparaît
que comme une épave du bonheur. La moindre
goutte d eau, fût-ce une larme, dès qu'elle mouille
ma main, me devient d'une plus précieuse réalité.
196 LES NOURRITURES TERRESTRES
Je songe à toi, Ménalque ! — Dis I sur quelles
mers va voguer ton vaisseau qu'a sali Fécume des
tempêtes?
Ne reviendras-tu pas maintenant, Ménalque,
chargé d'insolent luxe, heureux d'en réassoifler
mes désirs? Si je me repose à présent, ce n'est
pas dans ton abondance Non; — tu m'appris à
ne jamais me reposer. — Est-ce que tu n'es pas
encore las, toi, de cette vie horriblement errante?
Pour moi j'ai pu crier parfois de douleur, mais je
ne suis de rien fatigué; — et quand mon corps est
las, c'est ma faiblesse que j'accuse; mes désirs
m'avaient espéré plus vaillant. — Certes, si je
regrette aujourd'hui quelque chose, c'est d'avoir
laissé sans y mordre, se gâter, s'éloigner de moi
bien des fruits, des fruits que tu m'as présentés.
Dieu d'amour qui nous alimentes ! — Car, ce dont
on se prive aujourd'hui, me lisait-on dans
l'Évangile, plus tard on le retrouve au centuple...
ah ! qu'ai-je à faire de plus de biens que mon désir
n'en appréhende? — car j'ai connu déjà des
voluptés si fortes qu'un peu plus et je n'aurais
plus pu les goûter.
LES NOURRITURES TERRESTRES 197
•
On a dit au loin que je faisais
pénitence — mais qu'ai- je à faire
avec le repentir ?
Sadi.
Certes oui ! ténébreuse fut ma jeunesse :
Je m'en repens.
Je ne goûtais pas le sel de la terre
Ni celui de la grande mer salée.
Je croyais que j'étais le sel de la terre
Et j'avais peur de perdre ma saveur.
— Le sel de la mer ne perd point sa saveur;
mais mes lèvres sont déjà vieilles pour la sentir.
Ah ! que n'ai-je respirél'air marin quand mon âme
en était avide? Quel vin va suffire à présent à me
griser?
Nathanaël, ah! satisfais ta joie quand ton âme
en est souriante — et ton désir d'amour quand tes
lèvres sont encore belles à baiser, et quand ton
étreinte est joyeuse.
Car tu penseras, tu diras : Les fruits étaient là ;
leur poids courbait, lassait déjà les branches ; —
ma bouche était là et elle était pleine de désirs;
•—mais ma bouche est restée fermée, et mes mains
n'ont pu se tendre parce qu'elles étaient prises
17.
V. 13. ■ V- 'Trm^
\ ••
198 LES NOURRITURES TERRESTRES
par la prière; — et mon âme et ma chair sont
restées désespérément assoiffées. — L'heure est
désespérément passée.
(Serait-il vrai? serait-il vrai, Sulamite? —
Vous m'attendiez et je ne le savais point !
Vous m'avez cherché et je n'ai pas entendu
votre approche!)
Ah! jeunesse — Thomme ne la possède qu'un
temps et le reste du temps se la rappelle.
(Le plaisir frappait à ma porte; le désir lui
répondait dans mon cœur; je restais à
genoux, sans ouvrir.)
L'eau qui passe peut certes arroser encore bien
des champs, et beaucoup de lèvres s'y désaltèrent.
Mais que puis-je connaître d'elle? — Qu'a-t-elle
pour moi que sa fraîcheur qui passe? et qui brûle
quand elle est passée. — Apparences de mon
plaisir, vous vous écoulerez comme l'eau. Que si
Feau se renouvelle ici, ce soit pour une constante
fraîcheur.
Intarissable fraîcheur des rivières, jaillissement
sans fin des ruisseaux, vous n'êtes pas ce peu d'eau
captée où naguère mes mains trempèrent, et qu'on
•'
LES NOURRITURES TERRESTRES 199
jette après parce qu'elle n'a plus de fraîcheur. Eau
captée, vous êtes comme la sagesse des hommes.
Sagesse des hommes, vous n'avez pas rintarissable
fraîcheur des rivières.
Insomnies.
Attentes. Attentes; fièvre; heures de jeunesse
en allées une ardente soif pour tout ce que
vous appelez : péché.
Un chien hurlait désolément après la lune;
Un chat semblait un petit enfant qui vagit;
La ville allait enfin goûter un peu de calme,
pour, le lendemain, trouver tous ses espoirs
rajeunis.
Je me souviens des heures en allées; pieds nus
sur les dalles ; j'appuyais mon front au fer mouillé*
du balcon; sous la lune, l'éclat de ma chair comme
un fruit merveilleux à cueillir. Attentes! vous
étiez pour notre flétrissure... fruits trop mûrs!
nous vous avons mordus seulement lorsque notre
soif était devenue trop affreuse et que nous n'en
supportions plus la brûlure. Fruits gâtés! vous
200 LES NOURRITURES TEBRESTRES
avez rempli notre bouche d'une fadeur empoisonnée
et vous avez profondément troublé notre âme. —
Heureux, qui, jeune encore, a mordu votre chair
encore sure et sucé, figues, votre lait parfumé
d'amour, sans plus attendre... pour courir après,
rafraîchi, sur la route — où nous achèverons nos
pénibles journées.
(Certes j'ai fait ce que j ai pu pour empêcher
l'usure atroce de mon âme; mais ce ne fut que
par l'usure de mes sens que je pus la distraire de
son Dieu ; elle s'en occupait toute la nuit et tout
le jour ; elle s'ingéniait à de difficiles prières ; elle
se consumait de ferveur.)
De quel tombeau me suis-je évadé ce matin?
— (Les oiseaux de la mer se baignent, étendant
leurs ailes.) Et limage de la vie, ah! Nathanaël,
est pour moi : un fruit plein de saveur sur des
lèvres pleines de désir.
11 y a des nuits où Ton ne pouvait pas s'en-
dormir.
11 y avait de grandes attentes — des attentes
on ne savait souvent pas de quoi — sur le lit où
LES NOURRITURES TERRESTRES 201
je cherchais en vain le sommeil, les membres
fatigués et comme déjetés par Famour. Et parfois
je cherchais après la volupté de la chair, comme
une seconde volupté plus cachée.
Ma soif augmentait d'heure en heure, à
mesure que je buvais. A la fin elle devint si véhé-
mente, que j'en aurais pleuré de désir.
Mes sens s'étaient usés jusqu'à la transpa-
rence, et quand je descendis au matin vers la ville,
l'azur du ciel entra en moi.
Les dents horriblement agacées d'arracher
les peaux de mes lèvres — et comme tout usées
du bout. Et les tempes rentrées comme par une
succion intérieure. — L'odeur des champs d'oignons
en fleurs, pour un rien m'aurait fait vomir.
INSOMNIES
.... Et l'on entendait dans la nuit une voix qui criait et
pleurait : ah I pleurait-eUe, voilà le fruit de ces fleurs em-
pestées : il est doux. J'irai doresnavant promener sur les
routes l'ennui vague de mon désir. Tes chambres abritées
•-•<-•'>
202 LES MOUmUTUSES TERRESTRES
m'élouffenl et tes lîts ne me satisfont plus. — Ne cherche
plaé de but désormais à mes interminables erranoes
— Notre soif était devenue si intense, que, cette eau,
j'en avais déjà bu tout un vi^re avant de percevoir,
hélas ! comme elle était nauséabonde.
... Sulamite! vous aurez été pour moi
comme ces fruits mûris à Tombre et dans d'étroits
jardins fermés. —
. . Pénétration voluptueuse des corps...
Ah ! pensais-je, toute l'humanité se lasse entre
soif de sommeil et soif de volupté. — Après l'ef-
frayante tension, concentration ardente, puis
retombement de la chair, on ne songe plus qu'à
dormir — ah 1 sommeil ! — ah ! que si ne nous
en réveillait pas vers la vie, un nouveau sursaut
de désirs. —
Et l'humanité tout entière ne s'agite que
comme un malade qui se retourne dans son lit
pour moins souffrir. —
Puis, après quelques semaines de Jabeur,
des éternités de repos.
Comme si l'on pouvait garder aucun
LES NOtntRITURES TERRESTRES 203
vêtement dans la mort î (Simplification.) Et no«s
mourrons — comme quelqu'un qui se dépouille
pour dormir. —
Ménalque! Ménalque, je songe
à toi ! —
Je disais, oui, je sais : Que m'importe? — ici —
là — nous serons également bien.
.... Maintenant, ïà-bas, tombait le soir...
... 01 si le temps pouvait remonter vers sa source !
-et si le. passé revenir! Nathanaël, je voudrais
t'emmener avec moi vers ces heures amoureuses
de ma jeunesse, où la vie coulait en moi comme
du miel. — D'avoir goûté tant de bonheur, Fâme
sera-t-elle jamais consolée? Car là j'étais, là-bas,
dans ces jardins, moi, non un autre... j'écoutais
ce chant de roseau ; je respirais ces fleurs ; je re-
gardais, je touchais cet enfant — et certes de
chacun de ces jeux chaque nouveau printemps
s'accompagne, — mais celui que j'étais, cet autre,
ah ! comment le redeviendrais-je ? — (Maintenant
sur les toits de la ville, il pleut; ma chambre est
204 LES NOURRITURES TERRESTRES
solitaire.) C'est l'heure où là-bas les troupeaux de
Lascif rentraient; ils revenaient de la montagne;
le désert était plein d'or au couchant ; tranquillité
du soir .... maintenant; (maintenant.)
Paris —
Nuit de Juin ->
Athmann, je songe à toi ; Biskra, je songe à tes
palmiers. — Touggourt, à tes sables. — Le vent
aride du désert, agite-t-il encore là-bas, oasis,
vos palmes bruissantes ! De chaleur, grenades
éclatées, laissez- vous choir vos grains acerbes? —
Chetma, je me souviens de tes courants d'eaux
fraîches, et de ta source chaude près de laquelle
on transpirait. — El Kantara ! pont d'or, je me
souviens de tes matins sonores et de tes soirs
extasiés. — Zaghouan, je revois tes figuiers et
tes lauriers-roses ; Kairouan, tes nopals ; Sousse,
tes oliviers. — Je rêve à ta désolation, Oumach,
ville effondrée, murs entourés de marécages — et
à la tienne, morne Droh ! hanté des aigles, village
atroce, ravin rauque.
Chegga la haute, contemples-tu toujours le
-^•^
LES ^'OURRITUR£S TERRESTRES 205
désert? — M'rayer, trempes-tu tes grêles tamaris
dans le chott? — Mégarine, t'abreuves-tu bien
d'eau salée? Témassine, flétris-tu toujours au
soleil? —
Je me souviens auprès de l'Enfida d'un stérile
rocher, d'où coulait au printemps du miel ; au-
près était un puits, où des femmes très belles
venaient puiser Teau, presque nues.
Es-tu toujours là-bas, et maintenant au clair
de lune, petite maison d'Athmann, toujours à
demi ruinée? — où ta mère tissait, où ta sœur, la
femme d'Amour, chantait ou contait des histoires;
où la nichée de tourterelles jubilait tout bas dans
la nuit — près de l'eau grise et somnolente. —
désir ! que de nuits je n'ai pu dormir, tant je
me penchais sur un rêve qui me remplaçait le
sommeil 1 Oh I s'il est des brumes au soir, des sons
de flûte sous les palmes, de blancs vêtements
dans les profondeurs des sentiers, de l'ombre
Mlouce auprès de l'ardente lumière..., j'irai ....
— Petite lampe de terre et d'huile ! le vent de
la nuit tourmente ta flamme ; — fenêtre disparue ;
simple embrasure de ciel; nuit calme sur les
toits; la lune.
18
206 LES NOURRITURES TERRESTRES
On entend, dans le fond des rues délivrées,
parfois un omnibus rouler, une voiture; et tout
au loin, quittant la ville, les trains siffler, les
trains fuir. — La grande ville attendre le réveil...
Ombre du balcon sur le plancher de la chambre ;
vaciHement de la flamme sur la page blanche du
livre. Respiration.
— La lune est à présent cachée; le jardin
devant moi semble un bassin de verdure....
Sanglot; lèvres serrées ; convictions trop grandes ;
angoisses de sa pensée. Que dirais-je? choses
véritables. — AUTRUI — importancedem vie;
lui parler...,.
n
*
HYMNE
EN GUrSE DE CONCLUSION
à M. A. R. G.
Elle tourna les yeux vers les naissantes
étoiles : « Je connais tous leurs noms, dit-elle;
chacune en a plusieurs; elles ont des vertus dif-
férentes. Leur marche, qui nous paraît calme,
est rapide et les rend brûlantes. Leur inquiète
ardeur est cause de la violence de leur course,
et leur splendeur en est Teflet. Une intime vo-
lonté les pousse et les dirige; un zèle exquis les
brûle et les consume; c'est pour cela qu'elles
sont radieuses et belles.
Elles se tiennent Tune à l'autre toutes atta-
chées, par des liens qui sont des vertus et des
208 LES NOURRITURES TERRESTRES
forces, de sorte que Tune dépend de Fautre et
que l'autre dépend de toutes. La route de chacune
est tracée et chacune trouve sa route. Elle ne
saurait en changer sans en distraire chacune
autre, chacune étant de chaque autre occupée.
Et chacune choisit sa route selon qu'elle devait
la suivre; ce qu'elle doit, il faut qu'elle le veuille,
et cette route, qui nous paraît fatale, est à cha-
cune la route préférée, chacune étant de volonté
parfaite. Un amour ébloui les guide; leur choix
fixe des lois, et nous dépendons d'elles; nous
ne pouvons pas nous sauver. »
ENVOI
Nathanaêl, à présent jette mon livre. Émancipe-t*en.
Quitte-moi. Quitte-moi ; maintenant tu m'importunes ;
tu me retiens ; Tamour que je me suis surfait pour
toi m'occupe trop. Je suis las de feindre d'éduquer
quelqu'un d'autre. Quand ai-je dit que je te voulais
pareil à moi? — C'est parce que tu difières de moi que
je t'aime; je n'aime en toi que ce qui difière de moi.
Éduquer! — Qui donc éduqûerais-je, que moi-même?
Nathanaêl, te le dirai-je? je me suis interminable-
ment éduqué. Je continue. Je ne m'estime jamais que
dans ce que je pourrais faire.
Nathànaël, jette mon livre; ne t'y satisfais point. Ne
crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque
autre; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cher-
chais tes aliments, tu n'aurais pas de faim pour les
manger; si je te préparais ton lit, tu n'aurais pas som-
meil pour y dormir.
210 LES NOURRITURES TERRESTRES
Jette mon livre; dis-toi bien que ce n'est là qu'une
des mille postures possibles en face de la vie. Cherche
la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait que
toi, ne le fais pas. Ce qu'un autre aurait aussi bien
dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi,
ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu ne
sens qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou
patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres.
TABLE
Livre I , 13
Livre II 39
Livre III .... 57
Livre IV 75
Livre V 115
Livre VI 137
Livre VII 167
Livre VIII 193
Hymne en guise de conclusion 207
Envoi ... 209
t
'l